Horreur et fascination : Saint Laurent et Lagerfeld


J'ai toujours ressenti un malaise face à Yves Saint Laurent, non que que je ne reconnaisse pas son talent mais parce que j'ai le sentiment étrange qu'on a seulement le droit de l'adorer. Saint Laurent est une idole intouchable, de celles qui soulèvent les adjectifs plus dithyrambiques les uns que les autres et il n'a pas besoin de ma pierre. Je garde mon admiration pour ceux qu'il a écrabouillé de son génie, de son talent, de ses caprices. Et je n'aime pas les icônes, j'en ai trop vu tomber. Je n'y crois plus. 
J'aime bien les fêlés, j'ai une tendresse particulière pour les cassés par la vie mais j'ai horreur de ceux qui en font commerce et chez Saint Laurent, je ne vois que ça : le génie tellement tourmenté, tellement persécuté, le pauvre, qu'il le porte comme une croix... Alors qu'il a quand même été entouré toute sa vie de gens extraordinaires, qui l'ont soutenus moralement, affectivement, financièrement, psychologiquement : Pierre Bergé et Loulou de la Falaise pour les plus connus, ses premiers d'atelier et ses petites mains pour les anonymes, sa famille.  Ce regard bizarre, cette grosse tignasse, ces poses... Cette voix geignarde. Il m'indispose. Il me fait peur. La personnalité de Karl, au contraire, me fait rire. 

On n'a pas le droit de critiquer Saint Laurent et ça me gêne. On peut critiquer Karl Lagerfeld, John Galliano, Martin Margiella, Vivianne Westwood, Coco Chanel, Paul Poiret... mais pas Saint Laurent. On peut parler de leur amour de l'argent, leurs errances politiques, leur ego surdimensionné, leurs dépendances, leurs erreurs de jugement, leurs collections ratées. Rien de ça chez Saint Laurent. Saint Laurent est un pur génie. On lui doit tout. Sans lui, pas de mode moderne, les femmes s'enroulerait encore dans une peau de bête pour faire leur marché. Mais non, tout n'est pas génial chez le grand Yves. On peut en juger en regardant la présentation de la collection couture de 1988, (avec bien sûr Catherine Deneuve au premier rang) et une interview du Maître. Très belle mais qui a quand même méchamment vieilli. Son plus grand talent est d'avoir su mettre tout son entourage à genoux, comme le montrent ces témoignages lors de son dernier défilé

Ca m'énerve très fort, vraiment. Je me suis dis que j'étais peut-être de mauvaise foi, alors pour comprendre le-plus-grand-génie-que-la-Terre-ait-vu-naître-depuis-la-création-de-la-haute-couture, j'ai lu Beautiful People, de la journaliste Alicia Drake. J'ai failli pleurer. C'était pire que ce que je pressentais. Je n'ai pas eu le temps de regarder les deux biopics sur Saint Laurent mais au vu des bandes annonces, celui de Bonello me semble le plus près de l'état d'esprit du couturier : une ouverture d'esprit, une fascination pour les couleurs, les matières, l'envie de casser les barrières sociales et conventionnelles mais aussi la folie, l'égoïsme, la paranoïa, la mégalomanie et à la fin, un homme qui se rétrécit, se fripe, a perdu son âme et radote, tourne autours de fantasmes qui ne sont plus qu'une gigantesque machine à cash. Un homme qui n'assume jamais ce qu'il est et ce qu'il fait, laissant à ses proches la triste tâche de ramasser les morceaux. Et c'est sûrement ce qui m'insupporte le plus chez ce monsieur.


Oui, Saint Laurent a explosé la mode, a jeté une envolée de couleurs, de sexualité et de folie sur le monde compassé de la haute couture. Il a amené de la vie mais je trouve que malgré tout, il sent la mort.

Pendant qu'Yves Saint Laurent s'abîme dans l'alcool et les médicaments, un autre homme, moins génial mais doué d'une âme de fer, trace son chemin comme un mineur de fond : Karl Lagerfeld. Les deux créateurs qui ont remporté tous les deux en 1954 le prix du Secrétariat international de la laine  étaient proches, voire amis. Ils sortaient, riaient, étaient fascinés par les mêmes femmes, refaisaient le monde ensemble. Et ils sont devenus, peu à peu, des monstres.
En se développant, leurs talents les sépareront. Deux hommes achèveront de les séparer : Pierre Bergé et Jacques de Bascher. Chacun s'enfoncera dans son monde. Rouge et or pour Yves, blanc et noir pour Karl. La passion et la drogue pour le premier, la culture et le perfectionnisme viscéral pour le deuxième. Là où Saint Laurent demande à être chéri, chouchouté, porté, Karl domine, élimine ceux auxquels il s'attache trop. Quand Saint Laurent noircit son enfance, Karl illumine la sienne. Les oppositions des deux hommes symbolisent bien la schizophrénie de la mode contemporaine.

A la fin de l'ouvrage, l'auteur de Beautiful People met le doigt sur un élément qui me semble tellement essentiel que je la cite :
"La négation de son passé (d'enfant vivant la guerre au coeur de l'Allemagne nazie) n'est certainement pas sans effet sur le processus de création de Karl. Un couturier puise souvent son inspiration iconographique dans ses souvenirs d'enfance. Elle représente aussi, pour beaucoup d'entre eux, le premier royaume imaginaire et leur aspiration inlassable à retrouver le paradis perdu est au coeur de l'idéalisme inaccessible qui fait partie intégrante de la mode.
Ainsi, tout en absorbant ce qui l'environne aujourd'hui, l'esprit d'un couturier est attiré vers le pôle magnétique de son enfance. L'enfance est toujours là : on la retrouve chez Saint Laurent, clignant des yeux dans le soleil d'Oran et admirant les fringants officiers de marine dans leurs uniformes d'été (...). On la retrouve chez John Galliano, dans la conjonction entre le fils d'immigrés, sa jeunesse à Peckham et les souvenirs de sa première communion en chemise blanche à fanfreluches. (...) Chanel elle-même, (...) élabora son esthétique et son style à partir de cette enfance et des uniformes austères de l'orphelinat du couvent.
L'impossibilité apparente et bien compréhensible pour Karl d'exploiter ses propres souvenirs visuels explique peut-être en partie que son chemin de créateur le conduise à associer emprunts et esprit du temps. Le photographe Helmut Newton, Juif allemand ayant fui Berlin en 1938, peut bien ferrailler avec la menace de l'Allemagne nazie à grands renforts d'humour noir, de cuir noir et de modèles blonds mais comment Karl, un Allemand, pourrait-il introduire un jour dans son oeuvre l'esthétique visuelle de son enfance ?"
Dès les années 60, Karl se révèle comme un touche-à-tout, capable de vampiriser les désirs de ses clients, l'air du temps. Il ne le crée pas mais il le matérialise. Il lit, tout, tout le temps, veut tout connaître de l'architecture, de l'histoire, de la littérature. Et il bosse, il bosse, il bosse. Après son passage chez Balmain et Patou, il dessine pour Repetto, Monoprix, Fendi, Chloé et des dizaines d'autres. Si Saint Laurent est un artiste, lui affirme avec honnêteté qu'il est un mercenaire. Il se forge une image de chef. Dès les années 70, on le surnommait Le Kaiser. Il fait du bodybulding, s'habille comme un dandy avec déjà des cols cassés. Puis il aura une période grande tunique à la japonaise et son éventail, avant de se transformer en Slimane-boy et devenir cette silhouette acérée et sombre couronnée de blanc que l'on connait. 

Le 10 avril 1979, PPDA en présente un portrait à voir. Il a déjà ce débit hallucinant, son accent inénarrable et son esprit incisif mais il a l'air presque chaleureux. Après l'interview de Saint Laurent, la vidéo ci-dessous montre mieux que mille mots le fossé qui sépare Saint Laurent et Lagerfeld.



Ces 600 pages terminées, il me reste une image en tête. La nuit n'est pas encore tombée mais déjà, la lumière baisse. Les passantes se dépêchent de rentrer en serrant des sacs à main en croco sous leur bras. une voiture de luxe accélère dans l'avenue Montaigne, le conducteur est concentré, son passager sourit mollement.  Ils ont 20 ans, le monde ne le sait pas encore mais ils vont devenir les rois de la mode. Karl est passé chercher Yves et l'emmène dîner. Où vont-ils aller ? C'est toujours le même qui décide et le même qui conduit. Quand on regarde leurs vies, c'est un peu la même chose. Ce sera toujours Yves qui manipulera les gens et Karl qui pédale dur.

Dans les années 1980, leur amitié n'est plus qu'un souvenir amer et ils s'envoient d'horribles piques par interviews interposées. On se demande ce qu'il leur restait de leurs rêves. Saint Laurent est gravé dans le marbre mais à quel prix ? Karl lui a survécu et règne, seul, sur la haute couture parisienne. Est-il heureux ?

Ce qui est sûr, c'est qu'en refermant ce livre, on est soulagé de n'avoir ni génie ni ambition.

Beautiful people, d'Alicia Drake, 600 pages, 8,90 € en poche chez Folio.

Bonus : la collection prêt-à-porter 1980 de Saint Laurent. Les commentaires sont très, très drôles.

La jolie critique de Beautiful People sur le blog Couleurs du Temps

Dédicace à Eudoxie qui me pardonnera, je l'espère

stelda

21 commentaires:

  1. Ahhhhhhhh! Enfin! Merci Stelda! J'avais ressenti la même chose à la lecture du bouquin, et ça m'avais fortement, très fortement agacée pour ne pas dire plus, ce parti pris ouvert, naïf, pour le "génie créateur" contre le "travailleur mercenaire", et toute la vision de l'art que cela sous-tend (que je trouve d'une morale douteuse, en outre!). Longue vie à tes post!
    Lalectrice

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    1. Merci Lalectrice. C'est la dimension messianique de Saint Laurent qui me choque. On parle de mode, quand même, pas de la découverte de la morphine. C'est étonnant comme on sent l'auteur et tous les témoins fascinés par Saint Laurent... Il était certainement magnétique mais je ne dois pas avoir le bon pôle :)

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  2. J'ai beaucoup aimé ce livre qui se lit comme un roman. Pour Saint Laurent, je ne sais pas quoi penser, ce personnage était tellement mégalo qu'il vaudrait mieux ne pas l'écouter et juste regarder ces créations.
    En fait je suis plus admirative des petites mains d'atelier qui font un travail formidable.

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    1. C'est un peu frustrant de voir que ces petites mains sont systématiquement oubliées...

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  3. J'avais beaucoup aimé le bouquin acheté à sa sortie. J'admire Saint Laurent mais j'avoue aussi qu'il m'agace un peu, comme Karl aussi peut agacer, mais différemment... c'est l'emballage trop marketé en ce qui le concerne. Ta conclusion m'a bien fait rire, je m'y retrouve ;-)

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    1. les surdoués modestes sont très rares... et souvent, ils ne résistent pas à la folie de ce genre de milieu (la mode n'est pas la seule à dévorer les hommes)

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  4. Je n'ai pas lu le livre, mais tu mets bien le doigt sur ce qui m'a gênée dans les biopics sortis récemment : St Laurent sent la mort... Et je n'aime pas le voir intouchable, une icône de papier glacé, et je n'aime pas son personnage de victime dans lequel il semble s’être complu toute sa vie. Personne n'est génial tout le temps, c'est une arrogance sans nom que de le croire.

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  5. Faudrait-il se contenter de l'admiration pour ces créateurs hors normes, parce que le talent est là, c'est incontestable ? Comme l'être humain est curieux, il essaie de regarder derrière la façade.
    Et finalement, et ceci est valable pour les génies, en découvrant des êtres parfois capricieux, arrogants, fragiles, mégalos etc, est-ce que les oeuvres ne perdent-elles pas un peu de leur éclat ?

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    1. Je pense que les oeuvres sont "imbibées" de leur auteur et on a le droit d'être rebuté par ce qu'on pressent, même si c'est intéressant /fascinant d'un point de vue esthétique ou technique. Je n'aime pas Céline, que je trouve très noir mais j'adore Baudelaire, qui était un bon zinzin dans son genre!

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  6. Excellent article ! Saint Laurent, un génie ? Beaucoup de sensibilité et de talent, mais un génie... on écoute trop Pierre Bergé... (au demeurant, j'avais apprécié le portrait de Bergé, être complexe, dans le livre d'Alicia Drake).

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    1. Difficile d'imaginer ce qu'aurait été Saint Laurent sans son ombre... Alicia Drake en parle avec beaucoup de finesse.

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  7. Bel article, ce fossé entre les deux... Quand j'ai commencé à lire ton article j'ai pensé à la chanson de Brassens, "les morts sont tous de braves types...) !!! Peut-être que Yves St Laurent fait plus rêver, mort assez jeune donc de suite idéalisé, mais Karl a l'air d'être une bête de travail. Il met une telle distance entre lui et ses interlocuteurs, comme une barrière infranchissable, ultra protectrice, c'est l'impression que j'ai à chacune de ses apparitions ou interview....Merci c'était très intéressant !

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    1. Merci Laurence <3. Ce doit être un peu tétanisant d'être face à Karl. Il semble avoir tellement réponse à tout!

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  8. St Laurent, idole intouchable ? La preuve que non avec votre article très éclairant. Cette dualité/rivalité entre les deux hommes de mode reste tellement passionnante.

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    1. Elle est finalement assez peu connue, en tout cas aujourd'hui. Le livre d'Alicia Drake est vraiment passionnant (et un peu horrible), elle parle également de plusieurs acteurs de la mode de l'époque aujourd'hui disparus.

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  9. ton article est passionnant, et habilement tissé entre extraits du livre et archives INA judicieusement choisies ! j'ai beaucoup ri à la dernière vidéo...

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    1. Les archives de l'INA sont des pépites. Je pourrai y passer des heures!

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  10. Je partage largement ton avis. Et beautiful people a été vraiment un livre qui a marqué.

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    1. Il a été une bombe, Karl voulait même interdire sa sortie en France.

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