La passion de la mode


"Le problème, c'est que si tu veux faire de belles choses, tu te tapes des psychopathes. " La phrase est de Marguerite, une styliste interviewée par Giulia Mensitieri, pour son essai Le plus beau métier du mode. Cette chercheuse en anthropologie sociale et ethnologie travaille sur la mondialisation, la transformation du travail et les imaginaires désirables produits par le capitalisme contemporain. Difficile de trouver meilleur champ d'exploration que la mode! Elle a enquêté pendant 4 ans dans le milieu de la mode et elle dévoile de façon clinique la violence qui règne sur les paillettes et les mousselines de soie.

Dans la mode, "Les travailleurs ne sont pas contraints d'être là mais sont contraints "d'être " d'une manière précise s'ils choisissent d'être là et s'ils veulent y rester", résume Giulia Mensitieri.

La mode est une drogue et une passion. Et dans passion, il y a souffrance. Mépris, précarité, tyrannie... Les entreprises du secteur bafouent généralement les droits humains et sociaux les plus élémentaires. Chez l'une des plus grandes marques de couture française, les stagiaires japonais étaient entassés dans des placards, les vendeuses plus fliquées que les caissières de Carrefour. Dans une autre maison, la directrice de studio s'approprie le travail des stylistes bijoux et le directeur artistique, encensé pour ses robes si sexy, hurle à une mannequin taille 34 "elle va péter mon pantalon, cette grosse vache !"... 


Giulia résume toutes ces dérives en prologue : "La mode, c’est aussi ça, et c’est cette mode-là qui est au cœur de ce livre : un monde qui produit le luxe et la beauté à coups de salaires misérables et de travail non rémunéré. La mode, c’est ce mannequin qui défile pour Chanel et qui est payé en bâtons de rouge à lèvres. La mode, c’est ce photographe qui finance lui-même un reportage pour Vogue Italie dans un palace à Deauville, mais qui ne rémunère aucun des participants. La mode, ce sont ces vêtements vendus 30 000 euros, réalisés par des stylistes et des brodeuses rétribués au smic, exploités par des maisons qui font une marge de profit énorme sur leur travail. La mode, ce sont ces sacs qui coûtent 10 000 euros parce qu’ils portent une étiquette « made in Italy » alors qu’ils sont fabriqués en Chine."

Cette violence a toujours existé et dans tous les secteurs mais dans la mode, elle monte de façon exponentielle depuis 25 ans jusqu'à devenir le pivot du système. Les maisons de couture et les marques imposent à leurs salariés des clauses de confidentialité qui les terrorisent et que personne n'ose rompre, fussent-elles abusives au dernier degré. Alors qu'est-ce qui fait rester ces salariés ? Qu'est-ce qui pousse des milliers de jeunes à vouloir absolument travailler dans la mode, en tant que mannequin, styliste mais aussi photographe, attaché de presse, coiffeur, maquilleur, habilleur, couturière ? Tout simplement parce que la mode éclabousse de son aura tout ce qu'elle touche. Son image est si éblouissante qu'elle réussit non seulement à occulter ses coulisses et ses dérives mais aussi à transformer ses forçats en étoiles. 

"Le capitalisme s'est accaparé des sphères qui, avant, n'appartenaient pas au travail : la créativité, les capacités relationnelles, l'apparence, les émotions, la vie sociale. Lorsqu'on va prendre un apéro, y va-t-on pour boire un verre ou faire du réseau ? Un peu des deux ? La mode permet de voir ça de manière très claire."

Ce livre a été beaucoup relayé dans la presse. Espérons qu'il provoquera une prise de conscience salutaire mais vu le poids du secteur, et son influence auprès des politiques comme des régies, on a plus de chances de voir John Galliano ou Bernard Tapie devenir bénédictins que Bernard Arnault ou Miuccia Prada changer le fonctionnement d'un système qui fait leur bonheur (et qu'ils ont créé).

Pour aller plus loin : l'interview de Giulia Mensitieri

Le plus beau métier du monde,
de Giulia Mensitieri, Ed. La Découverte, 350 p., 22 €.

stelda

10 commentaires:

  1. ben écoute, je ne travaille pas dans le même milieu mais problèmes similaires: au pays des ego en liberté sans chefs, psychopathes aussi...

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    1. C'est terrible, ça touche tous les secteurs. Ces agissements sont d'autant plus choquants lorsqu'ils sont en opposition avec le but déclaré du secteur (pédagogie chez les enseignants, rêve et beauté dans la mode...)

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  3. Oh mon Dieu, jamais, je n'aurais ne serait-ce qu'imaginer que les mannequins pouvaient ne pas être payés en défilant à un événement aussi prestigieux et renommé que la fashion week... !! Ca me sidère...
    Merci pour cet article et aussi pour le lien renvoyant à l'interview de Giulia Mensitieri. C'est tout proprement édifiant !!

    Je faisais visiblement partie de ces personnes naïves qui idéalisaient complètement ce milieu ( certes, après avoir vu "Le Diable s'habille en Prada", je ne pouvais ignorer que c'était un milieu superficiel et difficile psychologiquement, mais j'étais encore loin du compte...)

    Tu m'étonnes qu'après, les marques ne veulent pas payer, en argent, les blogueuses...

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    1. Oui : ces entreprises font des milliards de bénéfices et payent leurs ouvrières au smic et les mannequins à coup de goodies... mais ils le cachent bien. Tout est cloisonné.

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  4. Un monde qui fait rêver, les paillettes couvrent tout - et pourtant, on sait que beaucoup de vêtements sont fabriqués dans de conditions difficiles et parfois même inhumaines, que l'intérêt économique peut dominer les notions artistiques, que c'est un milieu tyrannique. On le sait, mais a-t-on vraiment envie d'penser ?

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    1. Exactement. Et beaucoup se disent : oh, ils le veulent bien...

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  5. Je découvre votre blog. Enfin un blog intéressant ! Je sens que je vais devenir un lecteur assidu :) Pour revenir au sujet de cet article : C'est d'autant plus choquant lorsque l'on voit les fortunes qu'accumulent les milliardaires propriétaires des marques, qui exploitent le travail de milliers de personnes.

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    1. Merci beaucoup Antoine. Oui, et encore plus choquant de voir ces milliardaires représenter la France...

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  6. Le prie en lisant cet article, c'est que je ne suis pas étonnée. ce n'est pas normal. Le made in Italie qui est du Made In chinois, j'en ai conscience depuis un petit moment car toutes les marques Made in Italy sont vendues par des chinois.

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