C'est ça, le luxe


C'est une petite ville perdue au fin fond de la province. C'est beau, c'est typique, mais c'est à mille lieues de l'avenue Montaigne. Ici, on s'habille au rayon vêtements du Attac ou du Super U, certains n'ont jamais été à Paris. Ici, il y a 10 % de chômage comme (presque) partout. Les derniers mois ont été particulièrement rudes : une usine a mis plus de 200 personnes sur le carreau, une autre entreprise seulement 18 mais quand même, ç'a fait la une des journaux du coin parce que du travail à moins de 20 kilomètres, y en a plus beaucoup, sauf pour les aides-ménagères qui s'occupent des vieux.
Il y a aussi un musée de la chemiserie et un autre du cuir, parce qu'il y a encore quelques années, c'était plein d'ateliers et ça cousait, découpait et tannait pour la France entière. Tout a fermé. Il reste une poignée de mégisseries et de tanneries qui ont survécu à la force du désespoir, en se battant pour préserver leur savoir-faire, grâce à des salariés qui ne rechignent pas à la tâche et à des générations de petits patrons qui écument les salons pour montrer la douceur de leur agneau plongé, la brillance de leur cuir de chèvre glacé, la souplesse d'une peau de veau poncée et décrocher des marchés auprès des grandes maisons de luxe. Qui répondent présentes. Chanel a même décidé de racheter l'une de ces usines familales, spécialiste de l'agneau plongé. Ca tombe bien, c'est la matière première essentielle à la conception de sa vache à lait : le 2.55, le Boy, bref, les sacs. Trop flippé à l'idée que son or noir tombe entre les mains de concurrents ou pire, de Chinois.

Voilà qui ferait un bel article dans le journal local à l'occasion de la fashion week : valoriser les compétences du territoire, mettre en avant un savoir-faire recherché. Un article bienveillant, limite promotionnel. Cocorico, regardez, ici, il y a des gens qui bossent dur et qui font de belles choses. ça me semblait plutôt chouette. Pas au directeur, qui a refusé de me parler. Comme il refuse de parler à tous mes confrères. Alors qu'avant le rachat de cette boîte par Chanel, un de nos photographes y a fait un super reportage.

Donc une grande marque de mode française est d'accord pour mettre ses couturières en décoration sur un podium mais pas pour que les ouvriers qui décrassent des peaux toute la journée puissent lire le nom de leur entreprise dans le journal du coin. On leur dénie même ce plaisir-là. J'en aurais pleuré de rage.

J'ai visité une fois une tannerie. C'est fascinant de voir des déchets de boucherie se transformer en cuir multicolores et soyeux mais c'est sale, ça pue, c'est plein d'humidité et de produits chimiques, même ici, en France. Ces ouvriers méritaient bien qu'on rappelle qu'ils se décarcassent pour des pochettes à 3000 euros.

A lire : un super reportage dans une tannerie.

PS : J'avais déjà raconté il y a 4 ans une Histoire pas drôle des dessous de la mode. J'en ai hélas une ou deux autres en stock.

stelda

10 commentaires:

  1. Les services de comm' musellent les nouveaux arrivants, histoire qu'il n'y ait pas de dérapage.
    Triste

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    1. Il n’y a pas que ça. Il n’y a aucun risque de dérapage avec ce genre d'interview locale, au contraire. C’est simplement du mépris pour tout le monde : leurs salariés, les habitants de la région et les journalistes. Vogue les appellerait, ils ouvriraient leurs portes.

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  2. Vous faites bien d'en parler ! Ce luxe-là ne fait plus rêver...

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    1. J’ai un peu hésité, mais je suis fatiguée de l'hypocrisie de cette industrie et de ses procédés de communication. Fatiguée qu’on prenne les consommateurs pour des andouilles.

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  3. Dommage, oui... tiens, il y a d'ailleurs un article sur "Chanel et la bataille du cuir" dans Le Monde aujourd'hui. Mais pas de photo, hormis celle d'un sac à main !!

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    1. Oui, ils viennent de racheter une deuxième tannerie française.

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  4. FashionNews a fait un article à ce sujet, on peut donc citer l'entreprise en question, non?
    http://fr.fashionmag.com/news/Chanel-acquiert-la-megisserie-Richard-specialiste-de-la-fabrication-de-cuir-d-agneaux,712922.html#.V4eLyTUj4kw

    Stelda, tu peux bien sûr supprimer mon message si ce n'est pas possible. ;-)

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    1. Aucun soucis, Gweny. Et quand j’ai vu passé cette info, j’ai trouvé la coïncidence incroyable.

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  5. L'artisanat des cuire à une mauvaise reputation depuis le moyenne âge: trop salle, trops d'odeurs et surtout à l'époque quand la peste sévissait. C'est triste de voir nos jours ces préjugés perdurer finalement. Et absolument révoltant,également, par l'omerta on dévalorise ce métier de labeur. Et après on s'étonnent mais où sont passés de fournisseurs de cuir, du textile!

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    1. Tout ce qui ne fait pas rêver a été éjecté de la mode : la teinture des tissus, le cuir, le tissage, et même la couture. C'est dommage et c'est grave : cela contribue à dématérialiser le vêtement, qui nous semble alors tomber du ciel et toujours trop cher.... alors qu'il a fallu des dizaines d'opérations pour le créer.

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