La mode change de rythme mais pas de paradigme


Pour Fashion Mag, "la révolution est en marche". Le Monde, lui, y voit "une annonce dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences". De quoi s'agit-il donc ? Burberry ne défilera plus que 2 fois par an et présentera en même temps ses lignes hommes et femmes. Idem pour Tom Ford. Et les deux marques ont annoncé que les modèles présentés seront disponibles immédiatement en boutique ou en ligne. Même démarche chez Chloé, qui ne présentera pas sa pré-collection avant son arrivée en boutiques... Est-ce vraiment une révolution ? Oui et non.

Des créateurs aux moyens plus modestes mélangent déjà, et depuis des années, silhouettes hommes et femmes. D'abord pour réduire les coûts, ensuite, pour avoir plus de chances de montrer l'ensemble de leur travail à la presse : à Paris, le calendrier officiel des collections de prêt-à-porter féminin compte plus de 90 défilés. Si on y ajoute les "offs" et les présentations, sans parler de la mode homme, impossible pour les journalistes de tout voir. 

« C’est un sujet majeur qui pose beaucoup de questions, reconnaît Elisabeth Cazorla, directrice du prêt-à-porter aux Galeries Lafayette. Depuis des mois, la profession bruisse de l’inconfort que provoquent la succession et la multiplication des défilés. Il restait à imaginer autre chose, or c’est une prise de risque importante et on se demandait bien qui allait rompre l’ordre établi. En marketing, cela a du sens de s’adresser directement à son client. Mais cela répond aussi à un changement plus profond  : nos sociétés suppriment peu à peu les intermédiaires et les citoyens ont de plus en plus accès à tout. »

Prise de risque importante ? Non. Les marques changent de système parce que l'ancien leur était devenu trop préjudiciable commençait à leur coûter cher : pillage des collections par les enseignes de fast fashion (et les concurrents), lassitude des clientes qui n'avaient même plus le temps de savourer les produits en boutique ni de réfléchir à ce qu'elles voulaient acheter qu'elles étaient déjà noyées sous les futures collections tournant en boucle le web. 
"Car à quoi sert ce délai d’environ quatre mois entre le défilé et la commercialisation de la collection ? Pour les acheteurs, à apprécier la main, le bien-aller, la coupe, les détails des vêtements et à commander les quantités les plus justes ; pour les marques, à lancer la fabrication de quantités spécifiques de pantalons, pulls, sacs, en accord avec la vision d’un acheteur (car ce n’est pas la même chose de fabriquer 100 pièces ou 2  000) ; pour les magazines, à programmer des éditoriaux et le shooting de séries de mode."
Les clients devraient donc y trouver leur compte surtout si la mise en rayon retrouve un rythme "biologique" et qu'on arrête de nous infliger des portants entiers de maillots de bain début mars (et leurs look-books dès novembre!).  Chez Tommy Hilfiger, ce sera le cas : la collection printemps 2017 sera présentée mi février de la même année, au moment de sa mise en boutique.

La presse suivra, cahin-caha, en faisant les éditos à l'arrache. Ou elle travaillera avec les images envoyées au dernier moment par les marques. Pas très journalistique, mais enfin, ce ne sera pas la première fois. 

En revanche, comment feront les acheteurs des boutiques multi-marques et des grands magasins ? Ils bénéficieront probablement de présentations deux ou trois mois avant le "défilé public". Impossible de les obliger à acheter une collection à l'aveugle. Le "cycle" ne serait donc pas vraiment resserré, seulement décalé. Pour les acheteurs qui vendent de l'homme et de la femme, une chose est sûre : les défilés mixtes sont une excellente nouvelle.

Côté fabrication, ça risque d'être très compliqué. Ca me semble difficile de lancer une production sans le retour du défilé, il sert de teasing pour les consommateurs mais aussi de test. Les retours de la presse, des blogs et des consommatrices sur les réseaux sociaux donnent des indications sur  les produits qui vont cartonner. Même si les marques "poussent" souvent tel sac ou telle robe, elles ne sont pas à l'abri d'une surprise et le client final peut s'enticher d'un modèle auquel la marque croyait moins, la poussant à augmenter (voire lancer!) la production. Comme le précise le PDG de Repetto, "cette accélération est avant tout une bonne nouvelle pour ceux qui produisent". Les autres risquent d'accentuer encore un peu plus la pression sur leurs façonniers. 

"Certains voient déjà poindre une révolution structurelle, industrielle, commerciale et pourquoi pas stylistique, digne du passage de la couture au prêt-à-porter il y a cinquante ans, imaginant déjà les professionnels conviés en petits comités en amont tandis que les défilés verraient affluer un public ayant payé sa place comme au cirque pour expérimenter un néo-lèche-vitrines, assis non loin de Rihanna et de Kim Kardashian.
D’autres, plus pragmatiques, n’envisagent pas que l’industrie et les villes qui accueillent les fashion weeks puissent se passer de la manne que représentent ces rassemblements à dates fixes d’une population gourmande en shopping, taxis, restaurants, hôtels…"

Pour le dernier point, pas d'inquiétude, les professionnels réfléchissent déjà à d'autres solutions : Who's Next  et Première Classe se lancent dans les pop up stores pour attirer le grand public. Du 27 février au 7 mars, à l'occasion de la fashion week parisienne, la boutique de l'Opéra de Paris présentera les éditions limitées de 14 créateurs : Agnelle, Cousu de fil blanc, Macon & Lesquoy, Fête impériale,  ... une idée à développer.

Alors, révolution ? Révolution industrielle certainement, puisque le rythme de production va se resserrer et le rythme de distribution va se décaler. Ce qui en ressort surtout, c'est que la mode est avant tout une industrie, donc un business. Elle n'évolue que sous la pression économique, quand son chiffre d'affaire est en jeu. Peu lui importe le confort et les attentes des consommateurs, tant qu'ils continuent à acheter. "J'ai travaillé pour deux grandes marques de luxe et pas une seule fois, à aucun moment, je n'ai entendu ou vu quiconque se préoccuper des conditions de travail, me confiait une amie. La seule qui importait aux responsables de ces marques, c'était les coûts et que les collections soient prêtes, en tant et en heure, et respectent les cahiers des charges." Si on veut une révolution plus profonde, une révolution éthique qui englobe le respect des mannequins, des ouvriers des usines, des employés des marques, des producteurs de matière premières et des animaux... on sait ce qu'il nous reste à faire. Voter avec notre CB. 


Source photos : Défilé Tome, Automne-Hiver 2016 - 2017

stelda

9 commentaires:

  1. Oui ça va changer une peu... Peut-être évitera-t'on le syndrome du produit en magazine (pub) absolument introuvable sur le site de la marque (ou ailleurs ...). C'est énervant de tomber sous le charme d'une paire de chaussure canon ou d'un sac delamortquitue et de ne les trouver nulle part...(en général, je suis chez le coiffeur, je photographie l'objet du délit dans un mag et je cherche ensuite chez moi, et là, c'est le drame...:))

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Certains modèles sont en réalité des prototypes et ne sont fabriqués que pour les défilés. Quand les stylistes des magazines flashent dessus et les réclament pour des photos de mode, c’est le drame ;)

      Supprimer
  2. En effet, cela va changer un peu. Sincèrement acheter les collections 1 à l'avance n'est pas toujours facile.

    RépondreSupprimer
  3. Si les collections seront en vente immédiatement ca veut dire que les collections ne seront plus présentées avec 6 mois d'avance comme maintenant, collection ETE présentée en hiver et vice versa.
    Donc oui ca sera plus difficile pour Zara par exemple de copier les modèles

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que c’est l’un des buts premiers de ce changement : couper l'herbe sous le pied de la fast fashion

      Supprimer
  4. C'est vrai, ce sont les marques comme Zara, H&M etc qui seront "pénalisées" - et du coup aussi le consommateur qui ne trouvera plus les vêtements parfois parfaitement copiés. A long terme, on reviendra peut-être vers plus un vrai travail de créateurs. Mais qui pourra se le payer ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Peu de gens, en effet. Mais c’est peut-être un pas de plus vers la slow fashion et des placards dégraissés? Il faudrait que je calcule combien de vêtements j'utilise chaque saison, je suis sûre que j’en ai encore 3 fois trop 😊

      Supprimer
  5. Je comprends bien l'intérêt de chambouler le calendrier, les choses vont si vite que même si on craque sur un vêtement ou un accessoire vu à un défilé, on a toutes les chances de l'avoir oublié lorsqu'il sort en boutique (si il est produit). C'est un gros manque à gagner pour les marques... Malgré tout, je pense que les copieurs trouveront toujours une faille pour accéder aux collections un peu en avance. Et puis combien de temps ça prend, de produire une collection ? Forcément pas le même temps en fonction des gammes produites, non ? Comme la copie est plus rapide à produire que l'original, ça leur compliquera un peu la tâche, mais ils useront encore plus jusqu'à la corde les sous-traitants du bout du monde...

    RépondreSupprimer

Des difficultés pour laisser un commentaire ? Passez sous Safari ou Firefox