La deuxième vie de la Manufacture Regain


A 5 ou 6 ans, Laurent Brunas empilait ses Legos au pied des machines à tricoter industrielles dans la manufacture Regain fondée par ses parents. Quarante ans plus tard, il ne joue plus : il dirige l'entreprise.
Mais il garde le même émerveillement devant l'atelier, ses machines, le savoir-faire de ses ouvriers. Un amour intact pour sa région, aussi. D'où le nom choisi pour la marque qu'il lance en 2013 :  Pic de Nore, un sommet qu'il admire chaque matin par la fenêtre de son bureau.

Le style Pic de Nore est à l'exact opposé de l'activité traditionnelle de la manufacture Regain, spécialisée dans le vêtement de sécurité et l'uniforme. Pourtant, le résultat est bluffant : Pic de Nore crée des collections qui utilisent les codes et les techniques des vêtements d'uniforme ou de sécurité, tout en étant extrêmement pointus, presque avant-gardistes. Torsades, maille jersey, points de blé, 100 % coton ou pure laine, la maîtrise du tricotage est bien là et les couleurs et les motifs chamboulent tout.

modèles Pic de Nore, collection Eté 2015

Malgré les difficultés rencontrées depuis la crise, la restriction des budgets publics et des entreprises qui touche forcément leurs fournisseurs (donc les fabricants d'uniformes), Laurent Brunas a refusé de délocaliser la fabrication. Il a préféré diversifier son travail et lui apporter un nouveau souffle. Pour garder les compétences et les emplois à Castres, mais aussi pour rappeler que le made in France ne se résume pas à la marinière. Loin de là, comme le prouvent ces modèles.

Et parfois, c'est très sage mais ça change quand même, comme ce pull Pic de Nore que j'ai offert pour Noël à Mr : un modèle de style militaire dit "commando", revu en rouge sang et légèrement cintré, qui ne prendra pas une ride d'ici les 30 prochaines années, parfait pour Mr qui n'achète que des vêtement qu'il pourra garder 20 ans (l'inventeur des concepts "basique" et "décroissance", c'est lui, en fait). Le basique pas chiant, le classique pas triste, c'est rare. Du coup, j'ai suivi avec passion l'évolution de cette marque. Et un jour, je l'ai contactée pour connaître un peu mieux son histoire, les motivations de son fondateur. 


Passer des pulls de pompiers à la haute couture, c’est un pari inattendu. Quelles ont été les étapes traversées par la manufacture pour cette métamorphose ? 

Laurent Brunas : La création a été dès le départ un travail d’équipe. Nous avons choisi de puiser dans nos archives, de revisiter certains modèles de l’uniforme : depuis 1987, la manufacture est spécialisée dans l’uniforme et l’image de marque. On a une culture de pulls administratifs, à la maille très serrée, très solide. Chez Pic de Nore, la maille est une passion depuis 2 générations et nous avons simplement utilisé ce savoir-faire pour continuer à fabriquer des pulls mais en leur apportant de belles matières, de la couleur et de la créativité. Nous avons aussi fait appel à des spécialistes de la mode pour adapter nos modèles aux tendances. 

Bel exemple de pull militaire revisité à la sauce Pic de Nore

Pourquoi avoir choisi de travailler avec Totem Fashion, un bureau de presse parisien qui représente des créateurs de haute couture ou avant-gardistes ? 

LB : Nous avons eu la chance de rencontrer Kuki de Salvertes, son fondateur, qui a tout de suite adhéré à notre histoire. Rentrer dans une grande agence nous a semblé essentiel pour nous faire connaître. Nous souhaitons mettre tous les atouts de notre côté pour que notre aventure devienne une très belle aventure. Quand on a lancé Pic de Nore, on a eu un retour très fort de marques haut de gamme qui voulaient qu'on fabrique leurs lignes maille : comme Simon Porte, le créateur de Jacquemus... C'a été une belle surprise, on ne s'y attendait pas du tout!


Comment ce passage de l'uniforme à la mode a été vécu par vos ouvriers et vos employés ?


modèle Eté 2015,
hommage à Viramontes
LB : Quand j'ai fait un virage vers la mode, il a forcément induit un changement dans la façon de travailler. Heureusement, notre mode de fonctionnement avait déjà évolué depuis 5 ou 6 ans, on avait fait un gros travail de formation pour que les filles qui sont à la production soient polyvalentes. Une technicienne tournait sur 1 poste ou 2 (un pull se tricote en plusieurs étapes, nécessitant des machines et des techniques différentes), aujourd'hui elles peuvent assurer jusqu'à 5, 6 postes. C'est devenu indispensable, parce qu'en cas de pic d'activité, on ne trouve plus de main d'oeuvre en intérim. C'est aussi plus enrichissant pour elles, leur travail est plus varié. Avec les donneurs d'ordres institutionnels, on avait l'habitude de répondre à un cahier des charges ultra précis de 30 pages, on le suivait et basta. Maintenant, il faut être capable de décrypter une fiche technique, voire une esquisse, envoyée par un styliste. Et il faut être force de proposition parce que la plupart des créateurs n'y connaissent pas grand chose en technique! En tricotage, on part sur une base fils, on peut s'amuser mais il y a des règles, on ne peut pas faire n'importe quoi. Entre le dessin et la fabrication en série, il y a des contingences techniques, c'est très technique, le tricotage industriel. Quand les créateurs viennent, ils passent du temps avec le contre-maître ou la contre-maîtresse et ils comprennent pourquoi on ne peut pas tout faire. 


Y a-t-il eu des réticences, des craintes dans vos équipes ? 

LB : C’est un challenge que nous leur avons proposé. Elles s’y sont associées avec enthousiasme et générosité. Nous sommes une trentaine de personnes au total, la moyenne d'âge est de 45 ans, les filles ont toutes au moins 15 ans d'ancienneté dans la maison, chez nous, on capitalise sur l'humain. La liberté créative que procure le travail dans la mode, par rapport au monde professionnel, a dans un premier temps déstabilisé les équipes. Et puis elles se sont libérées. Elles sont très impliquées et, passionnées par la maille, elles sont heureuse de mettre leur savoir faire au service de cette nouvelle marque. 



Quelle a été leur réaction en voyant leur travail défiler durant la fashion week Haute Couture, par exemple dans la collection haute couture de Julien Fournié pour qui vous avez tricoté des tops ?


LB : Cela a été beaucoup de fierté pour tout le monde! En même temps, c'était aussi un retour aux origines de la manufacture : dans les années 1980, nous fabriquions les collections mailles de Givenchy, Yves Saint-Laurent ou Pierre Cardin... 




Et en devenant "tendance", comment pensez-vous résister au rythme fou imposé par la mode, tel que le dénonçait Li Edelkoort dans son manifeste anti fashion ?

LB : Nous partageons tout à fait la vision de Li Edelkoort lorsqu’elle dit « la mode est morte, vive le vêtement », nous pourrions même utiliser cette maxime. Nous sommes une manufacture et en tant que fabricant, notre souci, au delà de la tendance, est d’offrir des pulls de très belle qualité. Certes, nous sommes obligés d’adhérer au moins partiellement à la mode, avec un renouvellement de nos modèles au rythme des tendances. Mais ce qui nous importe, c’est que nos pulls puissent être portés longtemps : en cela ils ont une certaine intemporalité. En écho à l’article de Mme EdelKoort, nous pouvons dire : oui nous pérennisons l’apprentissage des savoir-faire, oui nous connaissons les matières, oui nous faisons des pulls durables, oui, nous n’avons jamais perdu les fondamentaux de la « façon » avec nos 2 ateliers (tricotage et confection), oui, notre fabrication est artisanale et fabriquée en série limitée. 


modèle Pic de Nore, Eté 2015

Pic de Nore : le site officiel

Sur le blog de la marque, vous pourrez notamment découvrir les étapes et les techniques du tricotage industriel, un métier très méconnu.

Source photos : Pic de Nore

stelda

17 commentaires:

  1. Très belle proposition de pull: j'adore le pull torasade turquoise et commence ma cagnote pour me l'offrir!
    un bémol: je déteste le terme "les filles" utilisé par Laurent Brunas! Moi, je vois des "femmes" concentrées sur leur travail et certainement fières de leur savoir-faire...

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    1. Ce bleu est génial (et assez rare chez les hommes).
      Je sais que l'expression "les filles" peut sembler condescendant mais ce n’est pas le cas. Laurent Brunas l’a employé dans son sens familial et avec beaucoup d'affection. "Les filles" font partie de sa famille. Comme je parierai que les techniciennes l'ont appelé "le petit" pendant 20 ans... Et je préfère le terme fille à celui d'ouvrière ou technicienne, qui les réduit à leur force de travail. Elles sont bien plus que cela dans cet atelier :).

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    2. ta réponse me réconcilie avec le "petit" Brunas

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    3. J'en suis heureuse. Merci :)

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  2. C'est une ligne purement masculine ?

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    1. Hélas oui. La manufacture produit des lignes femmes pour des créateurs (Julien Fournié, Jacquemus...) mais sa marque Pic de Nore est masculine. Peut-être feront-ils un jour de la femme ? Ceci dit, j'ai moi-même un pull commando (un vrai, légué par mon frère à la fin de son service militaire)...

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    2. M. Brunas pourrait peut-être envisager des tailles XXS.
      J'ai aussi regardé le guide des tailles. Le XS est proposé pour un tour de poitrine de 94 cm, ce qui pourrrait aussi convenir pour certaines d'entre nous. C'est d'ailleurs celui que je vise!

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    3. Ca pourra en effet convenir à certaines ;)

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  3. Magnifique découverte, belle démarche ! Merci Stelda !

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    1. Merci à la famille Brunas et à leur équipe pour leur enthousiasme. Ca fait du bien.

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  4. Merci pour cette découverte. L'histoire est belle. Elle se lie bien avec les thématiques soulevées par Géraldine Dormoy dans Cafe Mode sur la situation des ateliers de fabrication en France.

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    1. Merci Amélie. Pic de Nore a une vraie cohérence, une humanité qui se sent aussi dans son blog, ses comptes FB et twitter. Ils sont accessibles, partagent les secrets de leur métier parce qu'ils l'aiment. Donc impossible de ne pas vous en parler!

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  5. Je trouve cela extraordinaire et le résultat est superbe.

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    1. Oui. C'est simple mais hyper original. Une très belle union de technique et de créativité.

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  6. Les modèles sont très sympas et ne font pas du tout pompier ;))) Ça fait super plaisir de lire un tel discours, merci pour la découverte !

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    1. Beau jeu de mot, je n'y avais pas pensé! Oui, ce point de vue fait du bien. Il y a toujours de l'énergie, des idées, de la passion et de beaux métiers.

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