Journaliste de mode : un métier sur le fil #3

"Surtout, « la création est dérangeante car elle demande une authenticité de sentiments et une conviction » dont on peut se demander, avec Marc Audibet, si elles sont des valeurs suffisamment reconnues de notre temps, en général et dans la mode en particulier. La mode, dit-il, est devenue un «dithyrambe mondialisé» et les marques vendent aujourd’hui essentiellement du logo. La mode aurait envahi toutes les formes de pensée à travers la consommation au point de ressembler parfois à une « dictature acceptée, loin de tout plaisir »" 
in Le Monde, septembre 2014


Marion Dufour Lahore
Le point de vue du couturier Marc Audibet me semble rejoindre la vision de Marion Dufour Lahore vis-à-vis du travail des stylistes et le respect qu'elle leur manifeste.

J'ai rencontré Marion complètement par hasard, à une after party Chanel. Dit comme ça, ça envoie du rêve. Dans les faits, c'était organisé par une copine et pas du tout par Chanel mais c'était super et l'optimisme et la curiosité de Marion m'ont impressionnée. 

Quelques mois tard, je l'ai interviewée dans le cadre d'un dossier sur la déontologie dans la presse féminine : la presse, la mode, Marion les connait sur le bout des doigts, elle a été rédactrice en chef mode et beauté des 30 éditions de Marie Claire, avant de choisir la voie de l'indépendance. Aujourd'hui, elle intervient à Esmod et au Celsa, elle est également consultante pour des marques. 

Elle tient un blog non conventionnel : No Ticket for Fashion Shows, clin d'oeil à toutes les "petites" blogueuses et "rédactrices qui sentent du pâté" qui ne recevront jamais d'invitations pour les grands shows. 



Après une année de prépa pour les Arts Déco, tu es passé au journalisme.

Oui, un saut direct dans le grand bain : 6 mois au bureau de style du Printemps puis assistante d’une très grande journaliste de mode Melka Tréanton (dans les années quatre-vingt, Melka a soutenu la nouvelle génération de créateurs, les Gaultier, Mugler, Alaia, Montana, Margiella et Véronique Leroy, elle a aussi révolutionné le marketing de Guerlain, Dim...). C’est elle, sa rigueur, son oeil acéré sur la mode qui m’a vraiment appris ce métier. Puis premières piges à Dépêche Mode (bible des créateurs à cette époque),  ELLE US, Cosmopolitan, Marie Claire Bis, et enfin Rédactrice en Chef Mode et Beauté des quelques 30 éditions internationales de Marie Claire.


Penses-tu que les critiques des défilés soient un outil pour le couturier ? Peut-il utiliser ces remarques pour évoluer ou travailler les collections suivantes ?

Je suis plus circonspecte. Il faut aussi avoir beaucoup d’humilité, ce ne sont pas nos analyses qui auront un poids quelconque sur les créateurs. Ils se nourrissent d’inspiration et ce n’est jamais bon pour un artiste, d’écouter les opinions, analyses, études.



Comment écrire la critique d'un défilé ?

Un défilé, pour une journaliste de mode, doit toujours être analysé comme pour une conférence de rédaction dans un magazine. Qu’est ce qu’il y a de nouveau? De créatif, d’intéressant (même si le résultat n’est pas probant) ? C’est ce qui fait avancer la mode, dessine des tendances. Après, (ou avant!) il y a l’émotion ! Il faut savoir être sensible à cette expression du talent du créateur, de sa sensibilité, de ce qui l’a porté tout au long de cette saison de travail. Certains défilés me mettent les larmes aux yeux, donnent la chair de poule, et ça c’est la magie de la mode!


Quelles sont tes exigences et tes contraintes (temps, ton, éléments à analyser...) et comment les gères-tu ?

Mon blog n’étant absolument ni financé, ni « sponsorisé », il passe malheureusement en seconde position dans ma vie professionnelle. Mais une news, une photo, un défilé, qui me frappe, et là, je lâche tout! Mais un article un peu sérieux, documenté, écrit, illustré, mis en page, retravaillé pour les différents réseaux sociaux, c’est presque une journée de travail!



La sensibilité personnelle entre en jeu, comment arrives-dépasser ? Une formation en style est-elle essentielle pour appréhender le côté technique du travail du styliste ?

Oui, le côté technique du vêtement est très important, car il doit être suffisamment de qualité pour s’effacer derrière l’idée créatrice du vêtement qui doit se fondre sur le corps. Je suis toujours fascinée par la technique de la Haute Couture, les miracles de ces petites mains qui font que l’envers est aussi beau que l’endroit.


Après 30 ans de défilés, tu n'es jamais blasée ? 

Bien sûr que non! On peut être lassée du marketing à outrance des groupes de luxe ou des grandes enseignes, mais la mode est faite de plaisir…et de désir!



Qu'est-ce que tu attends d'une collection ? 

De l’émotion!!! Comme devant un grand film, une photo, une peinture. Malheureusement, les journalistes subissent une incroyable pression publicitaire (Près de 80% des revenus des grands titres de la presse féminine Haut de Gamme proviennent de la pub!). Les blogueuses, elles, courent après les dollars et une gloire éphémère. 


Deux "Fashion bonnes résolutions pour 2015", extraites du blog No Ticket For Fashion Show


Dans les années 80, les rédactrices étaient de vraies dénicheuses de talents. Pourquoi ne le sont-elles plus ? Est-ce dû au manque de temps ? Moins de talents chez les jeunes designers ? A l'hégémonie des grandes maisons ?

Les talents existent, le système économique des marques qui les emploient n’est pas là pour les pousser dans la créativité, mais pour faire de l’image et vendre après des milliers de sacs!
Voyons si la Fondation LVMH aidera vraiment la jeune création…



L'élément que tu regrettes de voir sur un défilé  (et qui apparaît trop souvent...) ?

Les mannequins qui font la gueule, ou, trop souvent vieillies, défigurées par des coiffures ou des maquillages épouvantables!


Ce que tu ne dira jamais d'une collection ?
Rien! Il faut pouvoir tout dire!


Merci à Cécile, Ira et Marion d'avoir pris le temps de répondre à mes questions, de nous expliquer leur métier et ce qui les porte. Merci surtout de rester aussi enthousiastes et positives dans un métier parfois difficile, souvent (et parfois très justement) critiqué. Et vive le journalisme mode!

stelda

10 commentaires:

  1. Huum, j'ai beaucoup aimé cette série... Par contre, le côté "blogueuse qui court après la gloire"... c'est un poil rageant !
    Non, soyons sérieux 2 minutes, toutes les blogueuses sont-elles des jeunes femmes cupides ? Ne peut-on pas dire la même chose de certaines journalistes ?

    Quoi qu'il en soit, c'est bon de lire des avis comme ceux-ci !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bien sûr ! Les journalistes de mode (et de beauté) sont, elles aussi, Extrêmement gâtées par les marques ! Le fond du problème est surtout le manque de point de vue !

      Supprimer
  2. Encore un point de vue d'une spécialiste sur la mode, le journalisme et les médias. Et encore une fois on parle des mannequins qui pourtant ne figurent qu' au deuxième plan : on en a assez de visages tristes et enlaidis par le maquillage. Elle ne font pas de la pub pour les vêtements qu'elles portent parce qu'on dirait qu'elles sont mal à l'aise. Que les stylistes l'entendent, nous avons envie que la mode nous procure de l'imagination mais aussi du plaisir !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hé oui! Ca m'a encore frappé en regardant quelques défilés cet après-midi. Quelle dommage, ces démarches saccadées et ces regards figés.

      Supprimer
  3. Quel plaisir pour l’ego de se voir si bien racontée! Ça c’est du journalisme : investigation, interview, curiosité, un ton et une très belle écriture ! Bravo pour le choix des visuels! Dans la marée des blogs, on trouve parfois des perles ! Bravo à toi! (Et oui, dans la mode on peut aussi se respecter et s'apprécier!)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mille mercis à toi, Marion <3. C'est vrai, à force de dénoncer les mauvais côtés de la mode ou de la presse, on oublie qu'il est aussi plein de personnes drôles, bienveillantes et curieuses.

      Supprimer
  4. Merci Stelda pour cette série de billets : c'est une très bonne idée et enrichit les nôtres !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup Mag. Je trouvais intéressant de prendre un peu de recul, grâce aux points de 3 journalistes expérimentées.

      Supprimer
  5. Un univers qui fait rêver, un univers impitoyable aussi on s'en doute. Nous ne connaissons pas la magie des défilés puisque ce sont des spectacles réservés aux professionnels. Dommage !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vrai : les vidéos ne rendent pas toujours cette ambiance très particulière.

      Supprimer

Des difficultés pour laisser un commentaire ? Passez sous Safari ou Firefox