Journaliste de mode : un métier sur le fil #1


92 défilés officiels, une cinquantaine de off, une centaine de présentations de bijoux, sacs, chaussures ou collections de créateurs inconnus confidentiels : du 3 au 11 mars, Paris vivra encore au rythme de la fashion week. Embouteillage de taxis, meutes de scooters surchargés de photographes et bien sûr, la fine fleur des journalistes de mode. 

"Il n’y a pas assez de véritables journalistes critiques de mode ni une culture suffisante de ce secteur en France, alors que le cinéma, le théâtre, la littérature ou encore la gastronomie bénéficient d’un public averti qui se nourrit d’une critique riche et approfondie. Pour faire ce métier, il faudrait sans doute être passé dans les usines, connaître de l’intérieur le métier de designer... Et quelles que soient leurs qualités, les journalistes de mode ont une liberté d’écriture excessivement limitée par le poids des annonceurs, qui n’a cessé de se renforcer depuis dix ou quinze ans." in Le Monde, juillet 2014.

Se promener sur des stilettos moulée dans un slim en cuir ou enroulée dans une moumoute violette, écrire "Dior, j’adoooôore" ou clamer comme Karlito "Si tu pisses partout, t’es pas Chanel du tout" ne suffit pas à faire une journaliste de mode. A force de lire ici ou là que ce métier est une imposture, on en oublie que c’est un travail.  Comme le journalisme économique ou judiciaire, le journalisme de mode a ses exigences. Pendant ces 10 prochains jours, (presque) tous les webzines et les magazines vont aligner les diaporamas et les compte-rendus de défilés. Mais comment critique-t-on un défilé ? J'ai posé la question à 3 journalistes chevronnées, Ira, Cécile et Marion et toutes les trois ont accepté très gentiment de se prêter à l'exercice.

J'ai été frappée par la similitude de leurs réponses sur certaines questions... des points de vue qui rejoignent ceux de la lectrice et que, pourtant, "le milieu de la mode" se refuse à entendre.

Ira de Puiff est l'auteur de l'amer Le Roman de la mode, dans lequel elle décrit à merveille la fascination et l'effroi provoqué par la mode (et dont je vous ai parlé il y a quelques semaines). Elle met en avant des créateurs peu connus du grand public sur son webzine, Born in Fashion et elle est journaliste de mode pour plusieurs magazines russes. En tant que correspondante, elle a des contraintes particulières. 


Ira de Puiff - Portrait ©MSW
Comment es-tu devenue journaliste de mode ? 

Ce fut un parfait hasard. Je suis Russe d'origine, et là-bas, j'ai fait des études de philologie et j'ai travaillé comme professeur de langues étrangères à l'université. Lorsque je me suis installée en France, je suis rentrée à la Sorbonne et j'ai obtenu un master en commerce international, puis un autre en communication et journalisme cette fois dans une école. Mais l'écriture a toujours  été ma principale passion. C'est bien pour cela qu'on me dit aussi écrivain :)
Un jour, mon amie qui était rédactrice en chef d'un magazine franco-russe important, faisant partie du grand groupe de presse MK, après avoir lu le dernier livre que j'avais écrit et qui était présenté à Moscou, m'a proposé de devenir sa correspondante à Paris pour le magazine. D'écrire pour son média sur des sujets divers, l'art, la culture, le design et y compris la mode bien entendu. Dans ce cadre, j'ai été amenée à interviewer nombre de créateurs, faire des reportages, travailler sur des dossiers thématiques, etc. Il est arrivé un moment où, par choix, j'ai mis en pause mes activités journalistiques pour réaliser d'autres projets, cette fois dans le domaine du commerce. Cette nouvelle expérience m'a donné une vision toute nouvelle et différente du Fashion Business. Une fois revenue au journalisme, j'ai continué à travailler pour les magazines mais  aussi pour d'autres médias professionnels, entre autres, spécialisés dans l'industrie textile. 


L'analyse de défilés est un exercice difficile. Il faut bien sûr respecter le travail de l'atelier et du styliste, les éventuels jeux diplomatiques avec la régie publicitaire lorsque la critique paraît dans un magazine. 
Mais ces critiques seraient aussi un outil pour le couturier : en lisant ce qui touche ou déplaît, il peut aussi profiter de ces remarques pour évoluer. Partages-tu cette analyse ?

Dans l'absolu, oui, toute critique constructive – j'insiste sur ce mot - doit aider le créateur à évoluer. Mais tout n'est pas si simple. Cela dépend du comment le créateur (ou la Maison) réagit à la critique. Il y a des maisons qui préfèrent ne pas inviter à leurs défilés les journalistes qui ont osé ne serait-ce qu'une fois les critiquer. C'est une certaine stratégie, je ne la juge pas. Dans la critique, il faut tout de même rester cohérent, analyser par rapport aux saisons précédentes, voir l'évolution, les inspirations, repérer les points positifs, etc... Par la suite, si l'on a des remarques à faire – il faut se discipliner et puiser dans sa culture mode, son expérience journalistique, etc. et trouver les bons arguments pour respecter le travail des autres. Toujours. Il n'y a rien de plus facile que de railler le travail d'un autre, de dire « C'est mauvais ! ». Là où ça se complique, où il y a de l’intérêt, c'est de dire – pourquoi.


Comment écris-tu la critique d'un défilé ?

D'abord, j'essaie de prendre un maximum de distance avec mes goûts afin de voir la collection dans sa globalité et dans son contexte. La lecture de la collection se facilite si on connaît le parcours du créateur. Mais il n'y a pas que ça. Ce qui compte pour moi, c'est de connaître l'histoire derrière la collection, le symbolisme des détails, et pour ça, le dossier de presse est d'une grande importance. D'habitude, quand j'écris sur tel ou tel défilé, je commence par exposer le concept (s'il y en a un),  puis, petit à petit, je passe aux détails. J'estime la collection du point de vue de la cohérence esthétique, les influences, les coupes, la ligne, les matières utilisées, la façon (techniques de fabrication) employée, le mariage de couleurs, l'ambiance générale. Je prends en compte le message que le créateur veut faire passer. J'essaie de lire entre les lignes, saisir son intention.


Tu travailles pour plusieurs magazines. Comment gères-tu ces exigences et ces contraintes (temps, ton, éléments à analyser...) différentes ?

Parfois, je suis assez limitée du point de vue timing, comme par exemple pour mes comptes rendus des Fashion Weeks pour la presse étrangère russophone. Ils veulent toujours tout le plus vite possible. Comme je le fais pour différents types de format (spécialisé business, presse généraliste ou encore presse « glamour »), il faut que je choisisse les détails à relater en fonction de tel ou tel support. Par exemple, certains médias exigent un format informatif (~5 000 signes), d'autres – analytique (~10 000 signes), reportage, etc. 
Le dossier de presse joue un rôle très important dans l'interprétation de la collection. Parfois, ce dernier est bien conçu et contient tous les éléments nécessaires pour ma base de travail (le thème de la collection + le détail de chaque silhouette). Quand c'est comme ça, on est équipé, mais c'est de plus en plus rare. Souvent on se retrouve avec un dossier de presse quasi-vide. Et si, en plus, on est relégué à un rang éloigné lors du défilé – dans ces conditions, comment décrire la collection rapidement et dans tous les détails ? Il faut comprendre une chose : pour un journaliste, le first row n'est pas de la vanité ni une question d'honneur, c'est la possibilité de bien voir la collection, donc de pouvoir en parler correctement. Tout simplement, bien faire son travail. Si on ne voit que le scalp des mannequins – à quoi bon ? Autant rester chez soi.
Pour compléter mes chroniques, j'ai aussi besoin d'aller en backstage après le défilé pour poser quelques questions au créateur vis-à-vis de sa démarche. Aussi pour m'approcher de plus près des tenues qui viennent de défiler et ainsi glaner quelques infos supplémentaires sur les matières utilisées et la technique. Ce n'est pas une obligation, mais cela rend mes papier plus pertinents. Pour moi, c'est important de donner la parole aux créateurs, cela permet de mieux comprendre la collection. Mais, pénétrer les coulisses, ce n'est pas toujours évident, même quand on est bien introduit, c'est un parcours du combattant. Il faut s'armer de patience, tout dépend de l'attaché de presse de la marque, et de la relation que tu as avec.


En tant que correspondante pour des magazines russes, y a-t-il des choses particulières que tu précises à des lectrices étrangères ?

Dans mes chroniques pour la presse étrangère, je suis amenée à présenter d'avantage le créateur, s'il n'est pas connu par le public. Je suis également obligée de commencer mes articles par des références fortes, qui parlent aux russes et russophones, pour susciter l'intérêt. Les lectrices russes sont très curieuses, il faut donner des détails, elles aiment savoir ce que le créateur pense de la mode actuelle, mais aussi, par exemple, recevoir des conseils stylistiques de la part d'un couturier.


La sensibilité personnelle entre en jeu, comment arrives-tu à la dépasser ?

Oui, ce n'est pas une mince affaire... Après tout, nous, les journalistes, avons nos goûts personnels, nos attachements, nos chouchous... Cela ne sert à rien de le cacher. J'ai la chance d'avoir interviewé un certain nombre de créateurs et tissé une amitié avec beaucoup d'entre eux. Il est difficile de rester objectif dans ces circonstances. J'ai cependant appris à le faire, car c'est indispensable. Pour eux comme pour moi. Sinon, on tombe dans le favoritisme, et les lecteurs le ressentent tout de suite. Ma règle d'or est de mettre mes goûts personnels de côté et de constater les faits. Je relate. J'informe. Après, chacun en fait son idée. 

"La mode, selon Gaultier, est une nature morte sans défilés. Les siens sont toujours une surprise. Il est l’un des rares créateurs qui voit dans la mode plus qu’un vêtement, c’est quelqu’un qui a besoin de joie, de folie sur ses podiums… Et il a raison. Il y a bien trop de porte-manteaux en chair et en os qui marchent droites comme des piquets le genou bien haut imitant le trot de cheval, sans expression sur leurs visages. C’est d’un ennui." in Le Roman de la mode

Parviens-tu à ne jamais être blasée ? 

Je pense que c'est une question de caractère : je reste très curieuse par rapport à ce qui se passe, que ce soit dans l'univers de la mode ou ailleurs. Sans pour autant tomber dans les superlatifs, style « magique » et « magnifique » – je reste ouverte à la surprise, à la nouveauté, l'émotion. 


Qu'est-ce que tu attends d'une collection ? 

Justement, de la surprise. De l'émotion. De la recherche. De l'inventivité. Mais aussi de belles coupes, la mise en valeur de la silhouette... En un mot : un peu de beauté qui manque cruellement dans la vie réelle. Il faut que ce soit un moment de rêverie, d'évasion...


Plusieurs journalistes m'ont dit que durant les années 80, les journalistes étaient de vraies dénicheuses de talents. Pourquoi ne le sont-elles plus ? Est-ce dû au manque de temps ? Moins de talents chez les jeunes designers ? Plus de pression de la part des grandes maisons ?

Depuis les eighties, le paysage de la mode a changé. Et pas que de la mode, je pense. Aujourd'hui, on assiste à une forme de dictature des grands groupes. Que faire ? Si l'on travaille pour un magazine mode / luxe, il y a forcément du politiquement correct imposé vis-à-vis de ses annonceurs (les marques appartenant à ces groupes), donc, pas de place pour les « nouveaux talents ». C'est une triste vérité, et parfois (souvent même) on est obligé de se lancer dans une véritable bataille, d'utiliser toute la force de conviction nécessaire pour « caser » tel ou tel créateur que l'on trouve intéressant, talentueux et prometteur ! La presse spécialisée est un peu plus ouverte et réceptive que la presse « glamour » ou généraliste, où l'on ne parle encore et toujours que des mêmes... Ensuite on s'étonne qu'en dehors des grandes enseignes dont la publicité nous harcèle, les gens ne connaissent que Lagerfeld et Gaultier. Comment voulez-vous qu'ils connaissent les autres si la presse la plus lue refuse d'en parler ?! Non, il n'y a pas moins de talents, mais ils ont de plus en plus de mal à percer. Heureusement, il y a la presse mode alternative qui parle d'eux, mais elle n'a pas la même audience, hélas.


Un élément que tu regrettes de voir sur un défilé  (et que tu vois trop souvent...) ?

Les mannequins aux visages déprimés sur les podiums. On dirait que c'est devenu une norme. Pourquoi ? Va savoir. Un défilé c'est un show de chaque saison, le soulagement pour les créateurs et les Maisons de voir leur immense travail enfin présenté devant un parterre international qui se bouscule au portillon pour y assister. Il devrait y avoir du soulagement. C'est vrai, un peu de stress et d'angoisse aussi, c'est un peu normal, mais surtout une immense joie d'être là, présents. Et les mannequins devraient aussi symboliser cela ! De plus, dans cette époque trouble il nous faut absolument de la joie. Un sourire. Pourquoi a-t-il disparu des podiums ? Mystère.


Ce que tu ne diras jamais d'une collection ?

J'entends de plus en plus nombre de mes confrères s'exclamer parfois dans des termes comme « Oh la la la qu'est-ce que c'est moche ! », « Mais c'est horrible ! » ou pire, « C'est vraiment merdique ! ». Sincèrement je ne comprends pas. Comment peut-on en quelques mots balayer des mois de travail et annihiler ainsi une collection entière ? Je trouve que c'est de l'irrespect, mais cela c'est mon avis tout à fait personnel. Donc je ne m'avancerai jamais à employer de telles affirmations, d'autant plus que même si un créateur peut se « planter » une saison et avoir fait un travail qui n'aura pas trouvé son public ou qui aura été en dessous de ce qu'il présente habituellement, sa collection n'est jamais entièrement inintéressante. Il y a toujours une raison sus-jacente et des pièces qui valoriseront ce travail même si dans l'ensemble on s'attendait à mieux. Il y a aussi la question du goût personnel dont il faut absolument se détacher dans ce cas précis pour y voir le véritable travail. De plus il ne faut pas oublier que nous sommes devant un vrai savoir faire. Ce que nous journalistes voyons sur les défilés et les présentations, c'est le top du top. Il y a un sacré niveau derrière, il faut placer aussi les choses dans leur contexte. Je ne dirai donc jamais d'une collection qu'elle est moche. Si personnellement je ne la trouve pas à mon goût et que je n'arrive vraiment pas à y voir de l’intérêt, je dirais plutôt que je ne l'ai pas tout à fait comprise et je renverrai mes lecteurs vers l'historique du créateur ou de la Maison en question, afin qu'ils puissent se faire une idée plus précise de ce que j'avance ! ;)
  
A suivre mercredi : le regard de Cécile, ex rédactrice en chef mode à L'Officiel de la mode Paris et auteur du roman Le Défilé des Vanités

stelda

7 commentaires:

  1. Merci pour ce post, qui nous fait voir la réalité d'un vrai travail de journaliste de mode. Pour nous, cela ne semble qu'une partie de plaisir d'être en front row...Elle semble avoir pas mal de recul par rapport à ce monde finalement assez clos.
    "Il y a bien trop de porte-manteaux en chair et en os qui marchent droites comme des piquets le genou bien haut imitant le trot de cheval, sans expression sur leurs visages. C’est d’un ennui."
    "Un sourire. Pourquoi a-t-il disparu des podiums"
    Deux citations qui nous parlent, parce que les têtes de mannequins enlèvent tout plaisir que la mode devrait être pour nous. Bien sûr, c'est un commerce, un commerce difficile par les temps qui courent, mais pour les clientes potentielles d'un côté les simples lectrices de magazines que nous sommes, c'est la notion du plaisir que l'on ôte de cette manière

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    1. Beaucoup de succès commerciaux prouvent que le plaisir et la bonne humeur sont rentables ;) Et chaque fois qu’un créateur fait défiler ses mannequins avec le sourire, il a des articles ultra positifs. Bien sûr, cela ne colle pas à tôles collections, on ne demande pas non plus des ravies de la crèche sur tous les podiums mais un peu de joie...

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    2. Non, pas de ravies, il y en a déjà assez dans la rue...mais la mode se trouve dans le domaine des plaisirs, alors que l'on le montre sur le podium !

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  2. Je lui dis bravo tellement l'exercice me semble difficile, entre la pression, les attentes...
    Je suis aussi d'accord avec elle, c'est dommage que les mannequins ne montrent pas leur plus beaux sourires.
    La suite, je la lirai après mes vacances.

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    1. Oui, c’est un métier riche mais parfois difficile. Ira a beaucoup de recul et d'humour, je pense que ça l’aide énormément. Repose -toi bien, Christine. Gros bisous!

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  3. Très intéressante cet interview ! En ce qui concerne la moue des mannequins, je crois savoir que cela n'est pas prêt de changer, car c'est une "technique" de mise en scène pour ne pas attirer le regard des spectateurs sur le visage du mannequin. Focaliser l'attention sur les tenues, en somme.

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    1. Merci beaucoup pour votre explication, Hervé. C'est quand même super triste. Et chaque époque a ses tics de défilé : en ce moment, c'est la marche guerrière, sur certains défilés, l'effet est presque effrayant.

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