Il était une fois... la naissance d'une collection #2

Vous remarquerez que dans chaque interview, le créateur ou le concepteur d'un produit met souvent en avant une jolie histoire attendrissante : "l'idée m'est venue en regardant jouer ma fille", "mon associé et moi avons commencé dans notre garage", etc. 
Le lecteur ou auditeur (= potentiel client) oublie alors l'aspect économique et entre dans un conte de fée auquel il veut participer. Et quelle meilleure façon que d'acheter un petit bout de ce rêve ?
C'est l'art du storytelling, de plus en plus utilisé en marketing.

Car après avoir conçu sa collection, il faut la vendre. Si le créateur a un univers très particulier, la machine se met presque naturellement en route. Si au contraire, il s'agit d'un produit purement commercial, calibré pour répondre à l'attente de la clientèle et manger les parts de marché d'un concurrent, l'affaire est plus délicate. 
Alors la marque se transforme en charmeuse de serpent, elle joue de la musique pour nous faire danser. C'est flagrant dans le luxe et de plus en plus utilisé par des marques plus modestes. Car en mode, nos besoins se réduisant à peau de chagrin, il faut jouer sur notre envie.
Selon Steve Denning qui a théorisé le storytelling en communication aux États-Unis, le storytelling est une nouvelle trilogie : « capter l’attention / stimuler le désir de changement / et (dans un dernier temps seulement), emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés ». L’utilisation d’histoires et de formules symboliques (équivalentes au « il était une fois » des contes pour enfants) à chacune des trois étapes permet au public de mettre provisoirement de côté son cynisme et de garder un esprit ouvert au message transmis.
Normalement, le storytelling ne doit pas raconter de "fausses histoires", le communiquant joue les griots en légendant la facette d'une marque ou d'un produit. Il apporte de la chair à la marque avec du concret, des témoignages, des images. Pris au premier degré, c'est vraiment tout pourri (genre les pubs pour le dentifrice où le brave homme raconte qu'avant, il avait mal aux gencives, et après avoir utilisé Trucmuche, pffft!). Du coup, le storytelling tend de plus en plus vers l'imaginaire avec des films et même des séries complètes, comme pour le sac Lady Dior. On est clairement dans la fantasmagorie.


Mais parfois, il y a tromperie. 
Un exemple concret ? Récemment, je découvre une marque bio à la poudre de perlinpin grâce à un bureau de presse. Des produits ultra innovants, une démarche sincère, une histoire familiale touchante : elle avait découvert une vielle recette de son grand-père, toussa, toussa La légende de la créatrice de la marque était si bien ficelée que j'y ai cru les yeux fermés. Je parle avec enthousiasme de la marque à un distributeur en lui conseillant de la référencer : "ça semble exceptionnel, vous allez faire un carton!".
Quelques semaines après, je vais passer le week-end chez des amis. Et de fil en aiguille, j'en viens à lui parler de cette marque. Notre hôte, un ingénieur agronome, éclate de rire, me dit que c'est nul. "Heu, pardon ?" "Oui, j'ai été appelé comme consultant technique, quand Mme W a voulu lancer une gamme. Elle cherchait un truc pas cher, qui fonctionne à peu près et pas encore vu. Alors elle a pensé à créer un produit utilisant la poudre de perlinpin. Comme je suis le spécialiste de cette plante, elle m'a commandé différentes études." 
Donc, l'histoire de la recette tenue de son grand-père ? "Pipeau total! Elle a pris le premier ingrédient qui soit vendeur." 
Et les résultats ? "C'est pas mauvais mais la crème Nivéa aura le même effet." WTF ?!
Poudre de Perlinpin joliment présentée

Voilà un storytelling du feu de Dieu. La recette des aïeux, un ingrédient local bien mis en valeur... tout y était. Je me suis fait bernée comme une bleue ; je suis loin d'être une spécialiste mais je suis plutôt méfiante. Alors imaginez l'effet sur une cliente pas méfiante pour deux sous ?? 
Ce qui est drôle, c'est que j'ai contacté le distributeur qui, de son côté, avait pris contact avec la marque et n'avait pas donné suite. "Le produit m'a semblé très moyen, ça sentait surtout l'opportunité marketing" m'a-t-il dit.
Je ne révèle pas le nom de la marque par respect envers les attachés de presse qui n'ont fait que leur boulot et l'ont très, très bien fait. Et peut-être ne connaissaient-ils pas eux-même le fin mot de l'histoire. 
Mais voilà, le storytelling, ça fonctionne très bien. Un exemple que tout le monde connait : Yves Rocher a réussi, pendant des années, à faire croire qu'il fabriquait des produits naturels et bio alors que non, que dalle! Mais grâce à une maestria lexicale hors du commun (complexe végétal, etc), des images de grandes filles fraîches qui mangeaient de l'herbe à pleines dents, du brave Yves dans son labo au fond du Morbihan... tout le monde y a cru.


Si la technique est utilisée pour vendre l'image globale de la marque, elle peut l'être au coup par coup pour le lancement d'un produit ou à chaque nouvelle collection. Comme Mont Blanc qui a utilisé Grace Kelly lors de sa dernière campagne.
D'abord choisi pour communiquer sur le fondateur ou une valeur de la marque, le storytelling tend à devenir vraiment global et à se glisser dans toutes les formes de communication de la marque : de son site aux étiquettes des produits, tout est relié à cette histoire racontée.
Le créateur doit donc, de plus en plus, mettre en scène ses vêtements ou ses accessoires sans tomber dans l'artificiel. Si c'est trop fabriqué, c'est forcément éventé un jour ou l'autre (cf ma crème à la poudre de Perlinpin!! Franchement, combien y avait-il de chance que je tombe sur l'ingénieur qui avait procédé aux tests de cette marque ? Une sur un million ?) et un client berné n'aura plus confiance non plus en la qualité de la robe ou l'assurance qu'il s'agit de commerce équitable. Normal, hein! Menteur un jour, menteur toujours.

Le créateur doit réfléchir à ce qui le porte, ce qui dans sa démarche intéresse ses clients et le mettre en valeur. Donc il se met la tête entre les deux oreilles et puise dans son univers ce qui est exploitable et valorisant.

Entre alors en scène le packaging, la décoration de la boutique, le design du site internet, bref, toute la présentation du produit et de la marque. Et si tu te loupes à ce niveau-là, tu as très peu de chance de sortir du lot des BB-créateurs, à moins d'avoir une idée de dingue (la puce pour CB, par exemple) ou un génie éblouissant (genre Mozart). Chez certains créateurs, tout ceci se fait naturellement. Ils ont une vision très large de leur monde, ils imaginent leur patte sur tout et leur demander de mettre en scène leur univers les ravit. C'est la matérialisation de leurs rêves.
Si l'univers est absent mais que le créateur / fondateur est doté d'un ego sur-dimensionné très présent, on va jouer sur sa personnalité ou son histoire pour créer une légende (re-mon histoire de poudre de Perlinpin!!).

Chez d'autres, ceux qui ont une fibre plutôt artisanale, qui sont d'abord guidés par la technique ou l'amour du geste, c'est parfois très compliqué. C'est une vraie souffrance pour eux que se pencher sur les "à-côtés", ils n'en voient pas l'intérêt.
"Mais c'est du chapeau fait main, en poil de lapin, dans la plus pure tradition! Pas besoin de fanfreluche pour voir que c'est magnifique" s'écriera un artisan. Si, chéri, le client lambda ne le voit pas. Le nombre de clientes qui me demandaient "c'est du skaï ?" devant mes créations en agneau plongé, j'en ai encore des frissons. Je les aurais étranglées. Mais bon, c'est le jeu, ma pauvre Lucette. Alors tu apprends à poser ton sac en agneau dans un écrin, comme ça tout le monde comprendra que c'est un objet fabriqué dans une belle matière. On scénarise, quoi.

Mais le plus bel exemple de storytelling est certainement celui du Birkin. S'il n'a pas été scénarisé avec les outils actuels que sont le multimédia et le web ni avec une armée de communiquants, le bouche à oreille en a fait l'une des plus belles légendes du milieu de la mode. 


Cet article est pour Nina, merci à elle de m'avoir incitée à me pencher sur la démarches des créateurs

stelda

31 commentaires:

  1. c'est vrai que pour le Birkin, la storytelling, c'est que Jane a discuté avec je sais plus qui de chez Hermès ds un avion en lui expliquant qu'elle avait besoin d'un gd sac pour trimballer toutes ses affaires de maman et hop! (il me semble avoir entendu cette histoire)-

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    1. Oui : elle était assise à côté de Jean-Louis Dumas, le PDG d'Hermès, a renversé son sac et s'est plaint qu'elle n'en trouvait jamais qui convienne à une jeune femme active ayant des enfants (donc bazar +++ dans le sac à main). Il lui a dit qu'il lui en fabriquerait un si elle lui dessinait le sac de ses rêves.

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  2. Pfouhhhhhh!! Qu'est-ce qu'on est influencés et............influençable probablement. Si en plus ça fait rêver....c'est mieux que la bave d'escargot, non ?

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    1. Oui, on a besoin de rêver ou de rire, enfin de quelque chose qui nous parle ;-). Le pire, c'est qu'il y a des crèmes à la bave d'escargot :D

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  3. Très instructif, cet article... Finalement, la conclusion c'est que rien ne vaut une bonne crème nivea... non ? (Mais bon, même Nivea joue là-dessus d'ailleurs)

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    1. La conclusion est que certains produits ne valent pas mieux qu'une crème Nivéa ;-). Si tu as le temps et que ça t'intéresse, tu peux lire un excellent article du Cosmétologue sur le sujet : http://www.lecosmetologue.com/cosmetiques-de-luxe-versus-cosmetiques-pas-chers-prix/.

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  4. J'aime tant te lire!
    C'est un vrai régal, merci!

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  5. J'adore cet article, parce que je suis fascinée par ces histoires de StoryTelling, je trouve que c'est toujours hyper intéressant à décrypter...
    Par exemple la façon dont John Galliano je crois racontait ses voyages dans tel ou tel pays avec son équipe, et qu'il en avait ramené l'inspiration pour telle ou telle collection (alors que bon, les carnets de tendances devaient aussi un peu orienter son inspiration !)
    Moins glam' mais tout aussi efficace, Michel et Augustin, qui racontent les petites aventures de bureau dans leur "bananeraie", la recherche d'un stagiaire, etc.

    Enfin, c'est très ambigu, parce que - dans mon job - je peux être amené à utiliser ce type de ficelles, et en tant que consommatrice, je trouve ça quelquefois trop cousu de fil blanc... Mais ta comparaison avec le "il était une fois" est très bonne : on peut savoir que c'est faux et avoir envie d'y croire parce que c'est l'imaginaire est + joli que la réalité !!

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    1. Michel et Augustin sont trop malins, j'adore! Ils ont fait très fort. Le Slip Français aussi.
      Ce qui est vraiment lamentable, c'est d'utiliser ces ficelles pour vendre un film ou un livre. Là où la création elle-même fait déjà place à l'imaginaire, il n'y a pas besoin d'en rajouter. Ca, ça m'énerve terriblement (et en général, je snobe le film ou le bouquin en question). Merci, Anacoluthe ;-)

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  6. Vraiment très intéressant !
    J'aime bien lire les coulisses de la création, c'est un peu le même principe : se raconter pour transmettre un univers. Je n'achète pas les chaussettes Archiduchesse mais je lis leur blog...

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    1. Merci Laetitia. Oui, beaucoup de jeunes marques ont réussi à se faire connaître grâce à cette fantaisie : le blog d'Archiduchesse est un exemple type (et il est vraiment sympa, c'est vrai).

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  7. J'ai adoré ton article, il était vraiment super intéressant !
    (hé hé j'ai lu "poudre de perlimpinpin moi XD)

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    1. J'ai transformé la poudre, hihi : il fallait un ingrédient inédit :D. Je suis contente qu'il t'ait intéressé, j'avais peur qu'il soit un peu rébarbatif.

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  8. ça me fait totalement penser aux boulangeries Paul...

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    1. Alors eux, c'est un exemple qui me met hors de moi! Le pseudo artisanal... argh!

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    2. Il faut voir le bon côté des choses : c'est fabriqué en France (dans la métropole Lilloise) !

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  9. Je viens de m'acheter un livre par rapport à tout ce système, ainsi que l'explication des tendances du moment, comment les créer, les suivre...
    C'est incroyables toutes ces histoires et j'aurai pu me faire avoir par la crème.

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    1. Oooh, peux-tu me donner le nom de l'ouvrage ?

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    2. Victimes de la mode? Comment on la crée, pourquoi on la suit. de Guillaume Erner.

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    3. Merci Christine. Il est génial! C'est le premier livre pointu que j'ai lu sur le sujet et c'est passionnant. Tu dois te régaler ;-).

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  10. Toujours très intéressant et un réel plaisir de te lire ma petite Stelda.
    Influençable moi......oh si peu (rires).
    Bisous !

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    1. On l'est toutes, plus ou moins ;-). Merci et bisous, Lilly

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  11. Hello Stelda,
    Comme tu dis, le story telling peut être vraiment à double tranchant. On ne l'appelait pas comme ça avant, mais depuis que le marketing existe, les marques ont toujours voulu enjoliver leur univers, leurs produits... pour se différencier de la concurrence et faire rêver le chaland.
    Et malgré les infos qu'on connaît grâce aux reportages (les marques qui communiquent sur l'artisanat made in France mais qui fabriquent en partie à l'étranger comme Repetto, ou encore les conditions de production des produits Apple, ou les jambons Aoste qui n'ont jamais vu l'Italie), quand c'est bien fait, une fois que cette image est ancrée dans l'esprit du consommateur, elle devient presque réalité.
    Et pour YR, je confirme : peu de produits sont labellisés bio, mais en même temps avec les petits prix qu'ils pratiquent, rien d'étonnant.
    Bisous et c'était encore un vrai plaisir de te lire <3

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    1. Merci Ellen. C'est vrai, il arrive que certaines marques changent de qualité, de production... mais pas de discours! Par exemple, j'en ai viré quelques unes de ma liste Made in France mais c'est un boulot de titan pour vérifier les infos régulièrement.

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  12. Encore un article passionnant
    Bravo Stelda
    Bisous

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  13. Je ne connaissais pas le story telling, je savais que certaines marques en faisait beaucoup trop, berner les clients mais bon.. On se fait toutes avoir, ça me fait penser à la crème à base de bave d'escargot qui enlève les rides ou la crème fait avec du venin de serpents, ... Très intéressant ton article. Pour Birkin, tu veux dire par là qu'ils ont fait une histoire autour d'elle avec un sac Hermès pour le vendre beaucoup plus ? (j'essaie de comprendre hihi...)

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    1. Si le produit fonctionne, ça ne me gêne pas mais quand c'est pour emballer un produit bof-moins, oui.
      Pour Birkin, c'est vraiment elle qui l'a imaginé mais c'est devenu une histoire tellement forte qu'on croirait une légende. Si tu cliques sur le lien dans l'article, tu auras toute l'histoire ;-)

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  14. Je me dis que le procédé peut marcher si le produit est à la hauteur de l'imaginaire inventé, si ça fait un 'tout cohérent'. Mais c'est vrai que se cachent de grosses arnaques dans le lot. Le pire, c'est dans le domaine de la beauté, où les résultats sont franchement difficiles à apprécier par les clientes. Grand merci pour cette introduction dans l'univers du marketing et des collections... N.

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    1. Tout à fait : si le produit est décevant ou le décalage entre l'univers présenté et le produit disproportionné, c'est le crash, tôt ou tard. Merci de m'avoir inspiré cette série d'articles, Nina :)

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