Photoshop : "Nos lecteurs n'ont jamais vu l'horreur"

La surexposition des starlettes et des mannequins brindilles, c’est le serpent de mer. On en parle, on la condamne parfois, mais il est rare, très rare même, qu’on mette le doigt sur cette fascination. Comment la maigreur est elle devenue un fantasme? 

Au-delà de l'analyse sociologique selon laquelle la minceur est devenue un signe extérieur de richesse et de CSP+ (= j’ai les moyens de manger bio, sain, et je connais les bases de la nutrition) ou psychologique (= je maîtrise ma vie puisque je maîtrise mon corps), il y a aussi une illusion collective. Tout le monde connaît les ravages de Photoshop, mais ils sont plus pernicieux qu'on ne le pense généralement.

En 2010, Leah Hardy, ancienne rédactrice mode de Cosmo en a témoigné dans le Daily Mail. Son article est effrayant, car il montre un aspect qui m'avait totalement échappé, sans doute parce que je n'ai jamais vu les ravages de l'anorexie. Plusieurs de mes amies en ont souffert mais je les ai connues après cette période douloureuse, et même si ce témoignage a 4 ans, je tenais à vous le partager. Parce que 4 ans plus tard, peu de choses ont changé, si ce n'est que cette maigreur a désormais gagné les hommes. J'ai failli chialer en regardant les derniers défilés de Valentino. Chez Armani, ça se gâte aussi. Ne parlons pas de Saint Laurent... sérieusement, on dirait des petits poulets affamés. Je ne suis pas une monomaniaque du gorille poilu mais là, j'ai envie de leur filer des tartines de Nutella et de leur faire un rôti de porc avec une bonne purée.


Vogue a avoué il y a quelques temps recourir au "grossissement" des mannequins. Et pour confirmer cette tendance des marques à vouloir du "gros" mais "comme il faut", les mannequins grandes tailles seraient elles aussi truquées, comme l'explique Les Inrocks : les mannequins utiliseraient des prothèses...

Tribune de Leah Hardy :
"(..) La « retouche inverse » consiste à utiliser des modèles d'une minceur cadavérique, puis leur ajouter de fausses courbes afin qu'elles semblent plus grandes et plus saines.
Ce processus dingue, mais de plus en plus commun, a récemment défrayé la chronique lorsque Jane Druker, l'éditeur du magazine en santé - qui est vendu dans les magasins d'aliments santé - admit avoir retouché une fille de couverture qu'il trouvait « vraiment mince et malade ». 
Cela semble fou, mais la vérité est que Druker n'est pas le seul. Le rédacteur en chef du magazine de santé et de remise en forme le plus vendu aux États-Unis, Soi, a admis : « Nous retouchons les modèles, pour les rendre plus gros et plus sains. » Et la rédactrice en chef du Vogue britannique, Alexandra Shulman, a discrètement avoué être consternée par certains des modèles sur des shootings pour son propre magazine : «Je me suis trouvé à dire aux photographes," Tu ne peux pas les rendre moins mince?Robin Derrick, directeur créatif de Vogue, affirme : « J'ai passé les dix premières années de ma carrière à faire paraître les filles plus mince -et la dernière décennie à les faire paraître plus grandes. »
Récemment, j'ai discuté de Johnnie Boden, fondateur de la marque de vêtements à succèsIl a déploré qu'il soit quasiment impossible de trouver des modèles appropriés pour ses catalogues, principalement destinées à des mères trentenaires. «Je déteste avoir des modèles très maigres, me dit-il. Nous essayons de réserver les modèles qui sont en bonne santé, mais nous trouvons constamment que quand ils viennent au shooting quelques semaines plus tard, ils ont perdu trop de poids. C'est un vrai problème. »

Je ne sais pas si Boden a été contraint de recourir à inverser la retouche, mais j'ai une confession à faireMoi aussi, j'ai participé à la tendance de retouche inversée. Lors de mon travail au magazine Cosmopolitan, j'ai aussi dû faire face au dilemme de savoir quoi faire avec des modèles qui étaient, franchement, d'une minceur effrayante

"Pas étonnant que les femmes aspirent à être super-mince - elles ne voient jamais que la maigreur peut être laide." 


Il y a des gens qui pensent que la solution est simple : si un modèle à l'insuffisance pondérale sévère se présente pour un tournage, elle devrait être renvoyé à la maison. Mais c'est loin d'être si facileUne rédactrice de mode choisit souvent le modèle pour un tournage qui se passera des semaines ou même des mois plus tard. Dans l'intervalle, on aura réservé un vol en provenance de New York pour un grand photographe, on aura jonglé entre ses horaires, ceux d'un maquilleur, du coiffeur, de la styliste de mode et divers assistants, et un emplacement extrêmement coûteux aura été réservéEt une sélection de robes, de minuscules échantillons de designer, sera disponible pour une seule journée.
J'ai pris les appels angoissés d'un éditeur de mode qui avait mis sur pied cette production finement orchestrée, pour constater que le modèle qu'ils avaient choisi il y a six semaines pour ses courbes pulpeuses et sa peau luisante, était maintenant un champi anorexique avec des os saillants et de l'acnéOu elle pouvait se montrer couverte de bleus mystérieux (de nombreux modèles ont un penchant déconcertant pour les petits amis horribles), ou avoir une haleine alcoolisée et la gueule de bois, une quantité de mannequins vivant de café et de vodka juste pour rester mince
Et ce ne sont pas seulement les modèles qui causent des problèmes. Je me souviens d'un tournage  fait avec une chanteuse, membre d'un célèbre groupe de jeunes filles, qui était clairement sous l'emprise d'un trouble de l'alimentationNon seulement elle était si frêle que même les robes de poupée, conçues pour les mannequins de défilés, devaient être reprises à sa taille, mais son corps était couvert d'un duvet sombre, cadeau typique de l'anorexie.
Naturellement, grâce aux merveilles de la retouche numérique, pas une trace de ces problèmes n'est apparue sur les pages de la revue. À l'époque, scrutant les images brutes, créant l'apparence de la chair lisse sur les côtes saillantes, adoucissant l'apparence de clavicules qui sortaient comme cintres, ajoutant des courbes à un fessier plat, nous sentions que nous faisions la bonne choseNotre magazine était axé sur le sexy, le glamour et les courbes. Nous savions que nos lecteurs seraient repoussés par ces femmes d'une maigreur grotesque, et nous avons également senti qu'ils étaient de mauvais mannequins et qu'il serait irresponsable de les montrer tels qu'ils étaient vraiment.
Mais maintenant, je me demande. Parce que grâce à toutes nos retouches, il était encore clair pour le lecteur que ces femmes étaient très, très minces. Mais, hé, elles avaient l'air toujours aussi bien! Elles avaient des seins et une belle peau. Elles avaient des chevilles fines et les cuisses minces, mais elles avaient encore des cheveux brillants et les joues pleines. 
Merci à la retouche, nos lecteurs - et ceux de Vogue, et du magazine de l'auto, et du magazine santé - n'ont jamais vu l'horreur ni les inconvénients de la maigreur famélique. Que ces filles souffrant d'insuffisance pondérale n'ont pas la chair glamour. Leurs corps squelettiques, ternes, les cheveux cassants, les tâches et les cernes sous les yeux ont été gardés à distance par la magie de la technologie, ne laissant que l'attrait des membres filiformes et des yeux de Bambi.Une vision de la perfection qui n'existe pas, tout simplement. Pas étonnant que les femmes aspirent à être super-mince quand elles ne voient jamais que la maigreur peut être laide 
Mais pourquoi les modèles eux-mêmes meurent de faim pour atteindre une silhouette dont même les magazines de haute couture ne veulent pas Shulman de Vogue estime qu'une grande partie du problème est que les tailles de couturier - les prototypes des défilés de leurs collections - deviennent de plus en plus petites : «Les gens demandent pourquoi nous n'utilisons pas des modèles taille 40, mais je n'en trouverais pas, même si je faisais tout Prada, Dior, Balenciaga ou Chanel. ».
Pour s'adapter à ces vêtements, faits par des hommes pour des corps de garçon, les agences de top model ne prennent que les filles les plus minces, qui frisent le mètre 80 de haut avec une taille de 60 cm et 83 de tour de hanches. C'est bien moins que les mensurations de Cindy Crawford qui affichait 1m75 et un tour de taille de 66 cm (Cara Delevingne mesure 1m76, pour un 79-61-86).
En 2010, Louis Vuitton avait publié le casting de ses modèles au naturel

Un coup d'œil aux sites des agences révèlent clairement des images retouchées, les côtes et les parties saillantes ont été effacées. Pourtant, au lieu d'embaucher certains mannequins sains et de les encourager à manger, certains organismes continuent à envoyer travailler leurs filles, même quand elles ont l'air positivement malade.
C'est un système fou et mauvais pour nous tous. Face à la femme idéale émaciée mais qui garde encore une peau lisse et éclatante, nous sommes de plus en plus nombreux à détester nos propres corps non retouchés, qui refusent obstinément de s'intégrer à cet idéal impossibleCertains d'entre nous vont mourir de faim ; d'autres vont développer des troubles de l'alimentation ; d'autres vont se cacher, renonçant à accepter d'être normalement sain.
Tout ce que je peux dire aujourd'hui, c'est que je suis désolée pour mon petit rôle dans cette folie. Il est temps que cela cesse - pour nous tous» (Traduction home made.)


Même retouchées, lissées, "décernées", certains modèles des édito mode m'effrayent. On dirait des mantes religieuses, ou des poupées Bratz, comme sur le casting Vuitton. 

On dit que les vêtements tombent mieux sur une fille plate. Rien d’étonnant puisqu'ils sont généralement pensés pour des filles plates et lorsqu’une malheureuse d'une minceur "normale" (qui porte un 40 pour 1m75, par exemple) les enfile, elle y trouve rarement son compte. Ca poche à droite,  ça tire à gauche, ça boudine au milieu. Ne parlons pas de celles qui osent atteindre un 42. Britney Spears pèse 53 kilos pour 1m63 et se fait régulièrement traiter de gros boudin. C'est sûr que face à Daria Werbowy (1m80, 49 kilos), elle est obèse. Et à ce compte-là, on est toutes de gros boudins.

"L'écran est plat, le corps est rond", disait Elbaz : la création sur ordinateur a accéléré ce phénomène. Les vêtements sont de plus en plus pensés pour être visuels et ressortir sur une page shopping, un diaporama. Nous atteignons le concept du vêtement virtuel. Comment s'étonner ensuite que les ventes de vêtements baissent ? Pour en acheter, il faudrait d’abord qu’on rentre dedans, et nous ne sommes pas des écrans.

PS : Lorsqu'on regarde l'histoire  de la mode, deux races de créateurs se distinguent : ceux qui créent leur toile directement sur un mannequin (Alaïa, Madame Grès ou Madeleine Vionnet) et ceux qui dessinent d'abord leurs collections (Lagerfeld, Saint Laurent...).

stelda

22 commentaires:

  1. S'il était possible que cette tendance s'inverse... S'il était possible d'imaginer un instant que cette folie cesse... Quoi qu'il en soit, ce que je peux dire, en tant que lectrice lambda de magazines, c'est tout simplement merci pour ton article du jour. Je peux simplement témoigner et dire ici que je suis horrifiée de ce que je vois année après année dans les pages 'mode' des magazines. Non, je ne m'y habitue pas. Cette maigreur squelettique saute aux yeux et fait vraiment mal à voir. Quant aux hommes autour de moi, je n'en connais pas un qui trouve cette maigreur d'une quelconque beauté. Voilà... rien de neuf dans mon commentaire, j'ai conscience d'enfoncer des portes ouvertes. Mais je rêve d'une autre mode, plus belle, plus saine, plus... tournée vers la vie, tout simplement.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est à force d'en parler qu'on sera changer les choses, j'en suis persuadée.

      Supprimer
  2. Effarant mais malheureusement pas étonnant; les professionnels de la mode ont joué avec le feu ( et avec la santé de leurs modèles ) et c'est un dommage collatéral. Je tique un peu (beaucoup) sur les propos rapportés qui laissent sous entendre que certains modèles ont "un penchant" (sic) pour les petits amis horribles. Les "bleus mystérieux" n'en sont pas, ils ne sont qu'un des multiples symptômes de l'anorexie, causés par une sévère carence en vitamine K qui joue un rôle essentiel dans la coagulation. Quand on en est là, c'est qu'on risque une hémorragie mortelle. Pour l'instant, à la lecture de tout ça, il me semble que les professionnels sont bien plus préoccupés par les répercussions négatives de ces comportements sur leurs investissements que par la santé des modèles. Il y a encore du chemin à faire...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour ton information, je ne le savais pas et la journaliste ne devait pas le savoir non plus. Si c'est le cas de ces jeunes femmes, leur situation est plus dramatique encore que je ne l'imaginais.

      Supprimer
  3. Bouhhhhhh c'est flippant, tout ça... Le serpent qui se mord la queue...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pardon de t'avoir flingué le moral. Ce n'était pas mon but, je voulais montrer une facette de cette manipulation qui m'avait en partie échappé.

      Supprimer
  4. Passionnant cet article, merci! Et mon dieu le casting LV, je sais que la beauté est subjective mais là franchement, le teint terne, les cernes de 10km et les visages émaciés... on ne peut pas trouver ça beau, non (pitié!).

    Bisou

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est surtout leur visage triangulaire qui m'effraye. Les cernes, le teint terne, c'est dû au rythme de vie souvent infernal qu'elles subissent (jet lag, make up de toutes sortes,...). Mais c'est clair que ça ne donne pas trop envie d'être à leur place. Bisous, Woody.

      Supprimer
  5. le pire est le grand karl est ses réflexions à 2 balles hyper dangereuse pour les esprits faibles
    Bisous ma Stelda et BONNE ANNEE
    je t'embrasse

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est assez drôle quand on sait que c'est un ancien gros, d'ailleurs... Mais cela reste dans son style provocateur.
      Bonne année à toi, chère Sylvie, bises

      Supprimer
  6. Mon Dieu ! J'ai failli tomber de ma chaise en lisant ce post : merci de nous ouvrir les yeux sur un phénomène qui est encore bien pire que ce que l'on imagine, c'est effrayant... *soupir*
    ...
    Et puisque cela fait bien longtemps que je ne suis pas venue par ici (pas d'ordinateur chez soi, c'est un peu frustrant mais on s'y fait), j'en profite pour te souhaiter le meilleur pour cette année à venir, mais aussi pour te remercier - encore - pour la qualité de ton blog. Le billet sur ton coming out reprend tout à fait ce que j'apprécie ici : ta finesse et ton humour, tout en profondeur, que ce soit pour parler handicap ou soirées pouffes. Merci aussi de ta disponibilité malgré ta vie très chargée, que ce soit pour rencontrer certaines d'entre nous ou par ta ponctualité sur ton blog ! Bref : merci et un grand bravo !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Mag. J'espère que nous aurons d'autres occasions de nous voir et surtout, que cette année réponde à tes souhaits :).

      Supprimer
  7. Impressionnante la photo de défilé. Pas le temps de lire tout maintenant mais je le réserve car ton article est vraiment intéressant et touche un problème que je connais bien. J'ai lu des travaux sur l'anorexie masculine, et vu des blogs de garçons anorexiques. Ça ne m'étonne pas que ce soit ces garçons mannequins qui soient touchés aujourd'hui.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, j'ai fait une tartine, c'est vrai. On parle peu de l'anorexie masculine mais je crois que c'est un phénomène qui prend une certaine ampleur.

      Supprimer
  8. Le monde devient de plus en plus fou et il y a de plus en plus deux camps.
    Les créateurs, les patrons de multinationales, les politiciens etc... qui ne connaissent absolument plus la vrai réalité de la vie des petits c'est à dire, nous, avec nos problèmes pour s'en sortir financièrement, nos corps normaux, nos besoins reels...
    Pessimisme.

    RépondreSupprimer
  9. Merci pour votre article - nous le savions tout ça et malgré tout, la lecture nous a donné la chair de poule ! Mais quelle folie, quelle décadence par rapport au corps humain, à la beauté, à la santé. Sylvie a raison en parlant de Karl et ses réflexions, un exemple parmi d'autres, comme quoi le génie et le talent peuvent être dans la dérive !
    Soyons vigilantes envers nos filles...et finalement les garçons aussi

    RépondreSupprimer
  10. Article très intéressant stelda
    Merci pour toutes ces infos
    (mon commentaire précédent n'était pas passé)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis désolée, blogger semble bugger en ce moment et je ne peux rien faire :(.

      Supprimer
  11. Si tu savais tous les jeunes hommes dans mon entourage qui sont au régime ... c'est un truc de fous qui me dépasse totalement !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ca alors! C'est incroyable, je ne l'aurai jamais cru.

      Supprimer

Des difficultés pour laisser un commentaire ? Passez sous Safari ou Firefox