mercredi 20 février 2019

C'était Karl Lagerfeld

autoportrait

Cher Karl,

Ce soir, je n'ai qu'un regret : je mourrai sans avoir pu vous interviewer, même si je serais sans doute décédée de terreur avant de vous poser la première question tant on avait le sentiment que vous saviez tout sur tout, lisiez tout et que je me serais sentie super bête. Certains disent que vous aviez 300 000 livres dans votre bibliothèque, d'autres seulement 60 000... toujours est-il que vous en lisiez jusqu'à 10 en même temps (je me limite à 4, et c'est déjà pas mal) et que vous en saviez en effet 10 000 fois plus sur la littérature, l'Histoire, la mode et l'histoire de la mode que je n'en saurai jamais en trois vies. Ni moi ni la moitié de l'humanité. Je vous admirais pour cette curiosité éternelle, jamais assouvie. Cette envie de comprendre, de connaître, tout et tout le tout. Cette envie de gratter, toujours. 

Vous ne laissez aucune grande innovation dans l'histoire de la mode, si ce n'est d'avoir osé mixer le jean à la veste Chanel mais vous resterez dans les annales pour votre esprit. Quelle ironie, pour un grand couturier! Mais je crois qu'Oscar Wilde sera diablement fier de vous accueillir. 

Je vous aimais pour votre auto-dérision, votre ironie, votre aptitude à renvoyer les autres, le milieu de la mode en particulier et la société en général, à leurs incohérences, votre aptitude à assumer les votres. Car vous n'étiez qu'incohérences. Comme votre image, en noir et blanc, vous étiez un patchwork. Disant que personne ne voulait voir de gros, mais rappelant que la beauté et la jeunesse passent. Créant une image mondialement identifiable sans rien dévoiler de votre vie personnelle. Détestant le passé et chérissant tout son héritage. Adorant le luxe et la solitude et maître du mass-market. Vous étiez le seul dont les interviews me faisaient hurler de rire. 

Je savais bien que ce jour arriverait : personne n'est immortel, pas même un homme resté un demi-siècle à la tête d'une maison de couture. Je pense que vous êtes parti avec peu de regrets, du moins, je l'espère. Vous nous laissez ce qu'il y a de plus précieux : un exemple de ce que le travail, la réflexion, la culture, peut créer. Vous avez survécu aux excès de la mode, à la maladie, aux chagrins d'amour, à la guerre, à vos blessures personnelles.

Vous étiez notre Johnny de la mode ; on vous adorait, on vous détestait, parfois un peu ou beaucoup des deux, mais le jour où vous disparaissez, on réalise que vous étiez une bête de scène, un technicien d'un professionnalisme rare. Le dernier d'une époque. Une star rock'n'roll, un dandy trash. Et aussi un homme avec ses erreurs, ses errances, plein de générosité et de méchanceté, d'égoïsme et de respect, un homme caché derrière une icône élaborée au fil des ans jusqu'à devenir une marionnette de foire.

Cher Karl, de vous, je garderai ce magnifique auto-portrait, celui d'un Kaiser, mais aussi cette photo, moins connue, d'un jeune homme ambitieux et réservé tel que Daniel Boudinet vous a vu. Je garderai votre goût des mots, votre amour des livres, votre élégance XVIIIe. Never explain, never complain. 
Merci Karl et à Dieu.

Karl Lagerfeld, photo de Daniel Boudinet, 1975

"Ma mère me disait: “Il faut que tu ne saches rien faire. Ça t’obligera à avoir toujours assez d’argent pour que les autres le fassent pour toi.” En tous les cas, ça donne des emplois."
In Paris Match, 2018 
 Pour aller plus loin :

Karl Lagerfeld, le dernier empereur. Le meilleur papier sur son héritage mode et culturel, par Godfrey Deeney


L'interview la plus cinglante de Karl Lagerfeld dans Numéro, en 2018

Le mystère Lagerfeld, de Laurent Allen-Caron. La dernière biographie du couturier, parue en février 2019, chez Fayard

Beautiful people, d'Alicia Drake, un livre qui raconte les vies croisées de Saint-Laurent et Lagerfeld

Merci Karl! d'Arnaud Maillard

Un témoignage très méconnu, passé complètement sous les radars lors de sa publication  mais qui en dit beaucoup. Assistant du couturier star pendant quinze ans, directeur du studio de la Lagerfeld Gallery, l'auteur raconte le quotidien dans l'ombre d'une icône. Avec ses hauts, ses bas, ses difficultés, jusqu'à la rupture, douloureuse. Arnaud prendra la direction artistique de la maison Azzaro.


13 commentaires:

  1. Très beau portrait qui résume parfaitement ma pensée. D'ailleurs quand j'ai appris son décès, j'ai pensé à toi, je savais que tu reprendrais ta plume ici pour lui :)

    Bisou!

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    1. Merci Murielle <3. Oui, impossible de ne pas lui écrire :D; mais promis, je n'attendrai pas le prochain mort "fashion" pour revenir ici, un nouvel article est d'ailleurs programmé pour très bientôt ;)

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  2. Je n'aurai pas dit mieux que Woody Beauty.

    Grâce à toi, je découvre qu'il avait de l'humour.

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    1. Son recueil d'aphorismes est un régal, je regrette qu'on cite toujours les mêmes car ce ne sont les meilleurs.

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  3. C'est un bel article Stelda … même si je t'avoue que le personnage m'agaçait prodigieusement ;)

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    1. Et je comprends, certains jours, je l'aurai bien tapé! Le livre d'Arnaud est très intéressant car il montre aussi les côtés obscurs et égoïstes du personnage.

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  4. Je l'attendai ton article, je savais que tu le ferais.
    Même si parfois je le trouvais blessant dans ses propos, je reconnais qu'il avait un don phénoménal.
    Je pense aussi à Choupette, son amour pour elle me l'avait rendu plus humain.

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    1. Il pouvait être d'une grande gentillesse et affreusement méchant! Je crois que c'est le côté Never explain, never complain qui me fascinait le plus chez lui.

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  5. j'ai vu hier le documentaire de Louic Prigent, j'ai adoré.

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  6. Ok...

    This might sound pretty weird, and maybe even a little "out there..."

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