mercredi 10 octobre 2018

Le cas d'Indiscrète

 

"Ce qu'il nous faut, c'est un mort" : voilà le titre d'un excellent polar d'Hervé Commère que je lisais début août, quand j'ai appris le suicide de Didier Degrand. Il y a quelques années, Didier Degrand dirigeait l'usine Aubade installée à côté de Poitiers. En 2009, la marque a trouvé que bon, payer 300 ouvrières au smic, avec des congés payés, des pauses déj' et des indemnités de maternité, ça allait bien mais c'était quand même un peu chiant. Les Tunisiennes sont moins gourmandes. Alors clic, clac, les deux usines françaises ont fermé, la production a été délocalisée au soleil. Et dans la Vienne, plus de 100 personnes se sont retrouvées sur le carreau.
Didier Degrand lui aussi a été licencié, évidemment. Plus d'usine, plus de directeur. Mais il aimait son métier. Avec Béatrice Mongella et Christelle Bois, deux collègues, ils ont réuni leurs indemnités de licenciement, ils ont cherché des aides à droite et à gauche ; ils ont relancé un site de fabrication et créé une marque de sous-vêtements 100 % made in France, Indiscrète, distribuée d'abord en ventes à domicile puis via un site. Ils ont pu embaucher 20 couturières.
La société était modeste, mais ça fonctionnait. Elle a fait d'abord 300 000 euros, puis un million de chiffre d'affaires. Jusqu'au jour où un client a mis la clé sous la porte en leur laissant une grosse ardoise. Puis un deuxième client a annulé une grosse commande. Et les caisses de la société se sont vidé. Il fallait payer les salaires... Comment ? Le 24 juillet, la société est placée en redressement judiciaire.
"Ce qu'il nous faut, c'est un mort." Est-ce que Didier Degrand avait lu ce livre ? Hervé Commère s'était inspiré de l'affaire des ouvrières de Lejaby, elles aussi jetées par leur entreprise, qui avaient elles aussi, comme les fondateurs d'Indiscrète, monté leur propre atelier avant de jeter l'éponge. Hervé Commère a tissé un polar autour de ces licenciements boursiers, cette manière de réduire les coûts au maximum, même quand l'entreprise est bénéficiaire.
Début août, Didier Degrand s'est pendu dans l'usine. Perdu, effondré, épuisé, sans doute, refusant de devoir, une deuxième fois, distribuer des soldes de tout compte et mettre des bâches sur les machines.
"Ce qu'il nous faut, c'est un mort." Il a fallu un mort pour qu'on parle enfin d'Indiscrète. "Quand une grosse usine avec 500 personnes ferme, on en parle, mais 20 ateliers avec 20 personnes, tout le monde s'en fout," me disait un jour avec amertume Frédérique Veysset.

Ateliers d'Indiscrète, à Chauvigny (photo NR)
La ville de Chauvigny, les chefs d'entreprise locaux, les commerçants de la région, tout le monde a soutenu Indiscrète dans la mesure de ses moyens. La Fédération indépendante du made in France (qui réunit des TPE et des PME) a lancé une cagnotte de soutien. Mais il a fallu un mort pour que Le Slip français, qui avait refusé il y a quelques temps de travailler avec Indiscrète, finalement, réfléchisse à lui passer commande... Il a fallu un mort pour que les journaux nationaux s'intéressent enfin à une manufacture reconnue Entreprise du Patrimoine vivant, l'une des trois ou quatre dernières de France, alors qu'ils encensent la réussite d'un Vuitton... Il a fallu un mort pour qu'on regarde les sous-vêtements de certaines marques de luxe d'un autre oeil.

Fin septembre, Indiscrète avait récolté 60.000 euros. Les commandes des particuliers ont afflué, l'entreprise a même dû embaucher 8 couturières pour y répondre! Indiscrète était trop discrète. Ses produits ont pourtant tout pour répondre aux demandes actuelles : fabriqués à la commande (pas de stocks), une production locale, avec des matières de qualité (essentiellement made in France), et des modèles adaptés à presque toutes les morphologies et les tailles, allant du 36 au 58 et du 85 B au 120 F. Sans parler de soutien-gorges adaptés aux femmes ayant souffert d'un cancer du sein.

Le tribunal de Poitiers a offert un sursis à l'entreprise jusqu'à fin novembre et 10 dossiers de reprise ont été présentés. Espérons que le souffle ne retombera pas.

#SauvonsLingerieIndiscrète
Le site officiel : Indiscrète

6 commentaires:

  1. Il y a longtemps que je n'étais venue ici … c'est une bien triste réalité mais souhaitons que ce décès serve à quelque chose. On va bien finir par accepter la décroissance …

    PS : je file lire un billet plus gai Stelda !!

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    1. J'avoue qu'il n'est pas gai... mais j'ai vu tellement de belles initiatives disparaître en silence que je tenais à l'écrire. Le prochain sera plus drôle, promis.

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  2. Bonsoir. Je découvre votre article en même temps que la marque Indiscrète et suis bien désolé que mon roman trouve un tel échos... Merci pour vos mots. Hervé Commère

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    1. J'ai énormément aimé votre roman (du coup, j'ai acheté Sauf et J'attraperai ta mort). Ce qu'il nous faut c'est un mort a forcément résonné particulièrement, vu le contexte... Merci d'avoir rendu hommage, à votre manière, au combat de ces hommes et ces femmes.

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