lundi 2 juillet 2018

Le Crocodile devenu le sac à main de Karl...






"Je suis mort gueule ouverte. Ma queue a claqué l'eau dans une dernière gerbe de métal. Et puis, ce fut le sang qui incendia la rivière. Mon sang sacré, nourri d'antilopes, d'oiseaux et d'enfants du village, mon gibier favori, tendre comme un vent de l'aube."




Ainsi commence Le Crocodile devenu le sac à main de Karl Lagerfeld, un roman étonnant, tombé dans mon sac par hasard. Je l'ai vu sur une table à la Fnac et bien évidemment, avec un titre pareil, compilant deux de mes centres d'intérêt majeurs (les sacs + Karl), impossible de résister. Le livre a immédiatement sauté dans MON sac à main (en veau).

Une fois mort, ce crocodile de sept mètres entame donc une deuxième vie : sa peau est confiée aux ateliers Hermès pour devenir le sac à main d'un grand couturier. Mais son âme s'est glissée dans les écailles du cuir... Dans l'ombre de son maître, Karl Lagerfeld, il observe son nouvel univers : la mode parisienne. On y rencontre Anna Wintour, Vanessa Paradis, Sébastien (le garde du corps de Karl), et bien sûr, Karl.

"Je sais qu'il éprouve un certain vertige à mettre ses pas dans ceux du vieux Roi. Ils sont tous deux, à quelques distances, de ces grands animaux qui, sentant la fin arriver, s'enfoncent sans bruit sous les taillis pour s'y perdre et y crever. Versailles sent la mort. La sienne, Karl y pense de plus en plus souvent. Il la tient à distance, s'entoure d'un insolent rempart de vie, de jeunesse : elle n'osera pas frapper au milieu de tous ces jeunes gens qui l'entourent et dont il aspire à tout moment la vitalité. Combien de temps la trompera-t-il ? Un jour, elle s'apercevra de sa feinte."

Marie-Noëlle a réussi avec beaucoup de talent à mélanger poésie et humour (une rareté, en littérature). Quelques phrases bien balancées, comme celles-ci, m'ont bien fait rire :
 "Demander à Karl s'il a des enfants, c'est comme demander à la Reine d'Angleterre si elle a eu des amants." 
"Son talent de styliste, elle le met d'abord au service d'elle-même. C'est un sacerdoce." 
"Karl est de mauvaise humeur. Cela lui arrive rarement : il considère cela comme une perte de temps." 
Marie-Noëlle Demay
Si vous aimez la mode, le roman de Marie-Noëlle Demay est fait pour vous : par la voix de ce crocodile, elle emmène le lecteur dans les coulisses des défilés, au coeur des ateliers, et sur les shootings. Si vous ne connaissez rien à ce petit milieu ou qu'il vous exaspère (trop superficiel, artificiel), ce roman risque bien de vous faire changer d'idée. Car ce n'est pas seulement une nonsense fiction. Derrière l'idée joyeusement loufoque, c'est aussi un hommage à un monde que Marie-Noëlle Demay connaît bien : elle a été responsable du service mode de Marie-Claire durant quinze ans. Elle parle, avec beaucoup d'autodérision et de respect, de ce milieu surexposé et pourtant, très mal connu. "Je trouve beaucoup trop facile de faire un livre à charge contre la mode ; je ne voulais surtout pas cracher sur ce monde qui m'a nourrie, ce ne serait pas correct, m'explique-t-elle. Bien sûr, c'est un monde plein d'excès, mais extrêmement travailleur, perfectionniste, attachant."
 
Elle a écrit son roman au long cours, "comme on fume une cigarette! Je l'ai parfois laissé de côté plusieurs mois. Mon amie Adelaïde de Clermont-Tonnerre se lève tous les jours à 4 h du matin pour écrire, je serai incapable d'une telle discipline!"

Pour entrer dans la mode, on aurait pu imaginer "L'agneau devenu l'escarpin de Donatella" ou "Le ver à soie devenu le foulard de John G". L'auteur a choisi Karl. Elle avoue avoir commencé à écrire sans savoir du tout où elle allait, l'histoire est venue naturellement." Le personnage de Karl rend compte de cette réalité cachée de la mode. C'est un bourreau de travail. Il a une vie monastique. Seuls les plus travailleurs réussissent. Comme dans tous les milieux, le plus dur est de durer, pas de percer. Et dans la mode comme ailleurs, les fainéants ne font pas illusion longtemps. Je l'ai beaucoup côtoyé, interviewé, il est étourdissant, sa conversation est éblouissante. Personne n'a ce talent-là. Il est à part." Si le personnage fascine tant de gens, modeux ou non, c'est parce qu'il y a quelque chose de faustien chez Karl.

"Karl a fait de sa vie une mise en scène, et de son personnage une marionnette dont il tire les ficelles. (...) La vérité sur lui-même, lui seul la connaît. C'est son secret le mieux gardé, sans remords, ni regrets : Je suis un amnésique du passé."

Raconter une histoire par le prisme d'un objet ou d'un animal est à la fois rare et familier. Cela nous ramène au roman domestique, dans lesquels les objets "reflètent la thématique du genre, axée sur les rapports sociaux et la question de l'être et du paraître d'un point de vue général féminin", selon le professeur de littérature Laurent Lepaludier. Cela nous  ramène aussi à un réalisme symbolique très fort, comme chez Dickens, et à l'univers du conte traditionnel. 

3 questions subsidiaires à Marie-Noëlle Demay

Comment est née l'idée de ce livre ?
D'un choc lors d'un voyage en Afrique de l'Ouest, en Tanzanie. J'ai eu un choc terrible, j'étais amoureuse de l'Afrique au premier regard. J'adore la nature et les animaux sauvages et je pouvais rester des heures en contemplation devant les animaux. Les idées et cette histoire de sac se sont tricotées dans ma tête, sans que je sache comment. Sur les hors-séries Marie-Claire 2, dédiés aux accessoires, je m'amusais déjà à les personnifier.

Dans le livre, il y a cette phrase très drôle à propos de Karl : "Il est waterproof aux diktats".
C'est pour ça qu'il plaît à la jeune génération ; il est très libre et respecte terriblement la liberté des autres. Il n'est pas dans le jugement des choix ni de la vie. Il dit ce qu'il pense ou ce qu'il observe et se fiche du politiquement correct ; ses propos sont souvent montés en épingle par les médias mais il faut aller au-delà et voir le contexte. On lui tombe dessus quand il dit "Personne ne veut voir de grosses sur un podium" mais on oublie qu'il n'a jamais fait défiler de mannequins anorexiques. Il est très respectueux des mannequins, contrairement à d'autres maisons... que je ne citerai pas!

C'est délicat d'écrire une fiction autour d'une personne réelle ?
Oui, c'est le plus compliqué. Je connais beaucoup de personnages cités dans le livre, j'ai toujours eu le souci de ne pas les blesser, quitte à retirer certains passages drôles. C'est facile de faire de l'humour sur le dos de quelqu'un quand la personne n'est pas là... 

Pour les Parisiennes,  Marie-Noëlle Demay sera en dédicace le jeudi 5 juillet, à la Librairie des Arts Déco, de 18 h à 21 h.



Le Crocodile devenu le sac à main de Karl Lagerfeld, de Marie-Noëlle Demay, 208 p., éd. Flammarion, 17 €.

2 commentaires:

  1. Nous comprenons trop bien l'idée de départ - nous étions en Tanzanie l'année dernière, et de voir la nature sauvage de si près était une expérience extraordinaire !
    KL est très certainement un personnage mystérieux, tellement talentueux, mais provocateur qui fait de lui un être antipathique. Ce livre nous intrigue...

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    1. Je pense que ce livre vous plairait :) Je suis loin d'être idolâtre de Karl L, mais il est le dernier des Mohicans... après lui, ç'en sera fini d'une certaine vision de la haute couture française. Et d'une folie très maîtrisée.

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