Journaliste de mode : un métier sur le fil #2



Après 11 ans comme rédactrice en chef à L'Officiel de la Mode, Cécile Sépulchre a plus de front row à son actif que je ne peux espérer en vivre durant toute ma vie. "En période de fashion week, j’ai eu des phases stakhanovistes pendant lesquelles je voyais une douzaine de collections par jour. Compte tenu des déplacements et des transports, cela suppose de très longues journées et l’on termine un peu hagarde. En voir moitié moins parait nettement plus raisonnable", avoue-t-elle. 

Ses souvenirs de "premier rang", elle les a épinglés dans Le Défilé des Vanités, un roman qui vient de paraître en édition de poche (et dont elle raconte la sortie ici). Elle y dévoile les dessous de la presse de mode française, la pression subie par les rédactrices et les jeux de pouvoir dans le milieu. 

Comme Ira, Cécile souligne la difficulté à parler des jeunes créateurs, les vrais, ceux qui débutent et ne sont pas encore dans l'écurie d'un grand groupe (et donc d'un gros annonceur).


Comment êtes-vous devenue journaliste de mode ?
Par hasard. Mes diplômes de relations internationales en poche, je me rêvais diplomate mais j’étais aussi impatiente de gagner ma vie. J’ai commencé à faire des piges dans ce domaine et dans d’autres. Un jour, alors que ma colocataire venait de me lâcher, un ami m’a informé que le Journal du Textile faisait passer des tests pour un recrutement. Plus jeune j’avais aussi rêvé de devenir styliste. J’ai postulé et j’ai été choisie. Ce fut une expérience précieuse car cet hebdo professionnel était dirigé par de vrais journalistes avec une équipe de haut niveau, souvent formée au CFJ ou à Science po. J’ai ainsi appris ce métier sur des bases exigeantes et j’ai pu réaliser de vraies enquêtes sans subir de pression commerciale. Je suis rapidement devenue la tête chercheuse des tendances et j’ai pris la responsabilité du secteur femme avant d’entrer dans le groupe de l'Officiel, où j’ai fini rédactrice en chef, poste que j’ai aussi occupé sur un site web.


Après avoir vu ces centaines de défilés, vous n'êtes jamais blasée ? 


La beauté reste une fulgurance qui vous saisit et vous emporte. En revanche je deviens plus impatiente face à la médiocrité. La vie est trop courte pour perdre son temps.

Quelles sont les principales exigences pour analyser un défilé ?

Il faut situer un défilé dans ses sources d’inspirations et son contexte tout en restant conscient de l’air du temps. Repérer les faiblesses de coupe et autres défauts. Repérer la nouveauté sans se laisser aveugler par des gadgets ou des postures gratuites. Ne pas oublier que c’est un art appliqué, destiné à des femmes qui ne voudront pas porter n’importe quoi même si c’est créatif. Une fois tout cela analysé, dans la presse écrite, il faut parvenir à le dire en très peu de mots, et à demi mot, pour ne pas se fâcher avec tout le monde. On a vu des journalistes interdites de défilés après des critiques négatives (ndlr : y compris les légendes du milieu : Suzy Menkes, Cathy Horyn, Janie Samet...). Les griffes étant des sources d’information, il est compliqué d’être exclu, donc il y a beaucoup d’auto censure. 

Pour bien faire, il faut parfois écrire très vite. Il m’est arrivé de commencer à rédiger avant même la fin du défilé. La contrainte principale à mes yeux reste cependant le niveau de liberté de ton que l’on peut s’accorder.

La sensibilité personnelle entre en jeu, comment arrive-t-on à la dépasser pour être objectif ?

Bien sûr, j’adhère plus facilement à certains styles. Mes chouchous peuvent néanmoins connaitre des passages à vide alors que d’autres explosent dans un autre genre. Je sais aussi que la femme est multiple et qu’habiller une Japonaise, une Libanaise, une Parisienne ou une New Yorkaise n’est pas le même exercice. On peut admirer certaines tenues tout en sachant qu’elles ne sont pas pour vous. 


Aujourd'hui, la diffusion quasi en directe des défilés nuit-elle à l’analyse ? 

Cela ne me parait pas être un souci pour l’analyse des défilés eux même. Elle peut nuire à la qualité de l’écriture si on ne s'accorde pas un minimum de temps, mais elle force aussi l’indépendance de jugement, puisqu’il devient difficile d’attendre l’avis des autres. En revanche analyser la globalité des collections et les nouvelles tendances demande plus de temps et de recul.



Les défilés ou les présentations restent-ils vraiment indispensables pour présenter les collections? Les photographies ne suffiraient-elles pas ? 


La diffusion des images démocratise l’accès aux tendances et permet de voir les collections que l’on a raté. On ne peut pas être partout. Mais pour mesurer la qualité des coupes et des détails, rien ne vaut … un front row. A partir du troisième rang, la question se pose en revanche. Les présentations permettent de voir les vêtements de prés mais elles rendent moins bien l’état d’esprit du créateur, qui peut s’exprimer aussi par la musique, l’allure des mannequins, la mise en scène etc… Les défilés restent aussi un rendez vous où beaucoup d’autres informations s’échangent.



Dans votre roman Le Défilé des Vanités, vous montrez comment un styliste, Baratino, aveuglé par les flatteries des journalistes qui n'osent pas contrarier un gros annonceur, présente des collections de plus en plus désastreuses. Les critiques peuvent aussi être un outil pour les stylistes ?


Certainement. La critique, si elle est avisée est un moteur pour progresser. C’est aussi un baromètre utile pour les griffes qui dépendent beaucoup du talent de leur designers. Mais toutes ne le comprennent pas et les pressions sur la presse sont nombreuses. Résultat, on a vu des marques s’aveugler trop longtemps sur le talent de leur styliste. C’est dommage pour tout le monde car une phase de sélection peut se perdre. 



" ... Il y a plein de rituels, comme à la Cour de Versailles. Il y a le positionnement, le salut au Roi à la fin du défilé... C'est un milieu avec une étiquette énorme, un système de caste très précis." extrait d'une interview chez Gilbert Joseph 


Pourquoi les journalistes ne sont-elles plus ces dénicheuses de talents qu'elles étaient dans les 80's ? 


Même à l’époque, la recherche de talent restait une démarche rare. Il m’arrivait d’être seule, sur des salons étrangers ou même des défilés de débutants. J’ai ainsi repéré plusieurs talents et mon journal m’encourageait dans cette démarche. Depuis, la presse s’est affaiblie alors que dans le même temps les services de communications sont devenus plus performants. Les griffes ont compris que pour faire parler d’elles il fallait créer des évènements. Il y a désormais les collections capsules, les collections croisières, les pré coll, les présentations en tout genre, les vernissage sponsorisés etc..  Honorer toutes ces invitations, qui émanent souvent d’annonceurs importants, devient une obligation très chronophage. Résultat, comme je l'explique dans mon roman Le Défilé des vanités, il n’y a plus de temps pour les inconnus. Ni de place dans les pages. 
Celles qui  pourraient braver tous ces obstacles ne seront même pas forcément remerciées par leur direction, car la presse écrite conserve des coûts élevés, contrairement au web. Les informations sur le travail des annonceurs sont donc privilégiées. Les grandes griffes offrent par ailleurs de magnifiques opportunités d’interviewer des artistes, acteurs etc. Elles ont aussi plus de moyen pour proposer des photos gratuites, souvent sublimes. Bref, elles occupent très intelligemment le terrain et au final, il reste peu de temps et d’espace pour les jeunes … dont les griffes auront pourtant besoin un jour !

Un élément que vous regrettez de voir trop souvent sur un défilé  ?

Les filles trop minces. C’est flatteur pour le vêtement mais cela reste une tricherie. Il est infiniment plus complexe d’habiller les vraies femmes, celles qui ont des formes. Un créateur qui y parviendrait créerait la surprise. 


Ce que vous ne direz jamais d'une collection ?
 Je ne dis jamais « jamais ». Dans la mode, tout est possible. C’est ce qui fait son charme...

Et dans cette petite vidéo, Cécile explique pourquoi les fashionistas s'affichent jambes nues en plein hiver... une manie qui intrigue nombre de filles normalement constituées.




A lire vendredi : le point de vue de Marion, ex responsable mode et beauté pour les éditions internationales de Marie-Claire.

stelda

9 commentaires:

  1. Merci pour ces interviews ! C'est super intéressant, comme d'hab :-) J'ai lu son livre en poche, récemment, il a mis du temps à sortir, dis donc, 6 mois de retard sur la date annoncée... C'est bien qu'elle l'ait écrit sans avoir besoin de se planquer, je trouve !

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    1. Le premier éditeur, Balland, a fermé. Cécile a été confrontée à pas mal de complications qu’elle raconte chez Accro de la Mode.
      Elle est la première rédactrice à oser écrire sur la presse de luxe en France et elle a en effet eu du courage.

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  2. La deuxième journaliste de mode de la série est aussi jolie que la première - une fille plus l'aide aurait-elle aussi ses chances ?
    Entièrement d'accord lorsqu'elle dit - en plus d'autres observations tout à fait remarquables - que les filles sont bien trop minces que c'est une tricherie ! On attend toujours un ou une styliste qui ose et réussit des créations sur des corps normaux. C'est la même chose pour les pubs vantant les crèmes pour peaux matures mais montrées sur des peaux bien lisses...

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    1. Notre troisième intervenante est aussi blonde et jolie, c’est une coïncidence mais la preuve que la tête peut être bien faite et bien remplie 😊.
      Elie Saab, par exemple, habille des femmes avec des formes et il a fait un carton par le bouche à oreille avant d’être suivi par la presse.

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  3. Super interview. Bravo, il est rare d'entendre des réponses sortant de l'habituelle "langue de bois".
    Je n'ai pas encore lu Le défilé des vanités, mais j'en ai entendu beaucoup de bien. Il parait qu'il permet de tout comprendre de la mode, tout en s'amusant. La question du physique me parait secondaire en revanche mais c'est bien que Cécile Sepulchre dise qu'il faut penser aussi aux femmes qui font plus qu'un 38. C'est tellement évident mais on a l'impression que ce milieu perd tout bon sens, oubliant les lectrices et les clientes.

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    1. Merci beaucoup, chère Anonyme :) Vous pouvez aussi voir les interviews données par Cécile, elles éclairent très bien son roman et ce milieu. Oui : du rêve, c'est bien, mais trop de rêve inaccessible mène à la frustration.

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  4. Je ne comprends pas pourquoi on apelle ca du journalisme de mode. Je vois pas le rapport avec le journalisme.

    "Il faut parvenir à le dire en très peu de mots, et à demi mot, pour ne pas se fâcher avec tout le monde. On a vu des journalistes interdites de défilés après des critiques négatives (ndlr : y compris les légendes du milieu : Suzy Menkes, Cathy Horyn, Janie Samet...). Les griffes étant des sources d’information, il est compliqué d’être exclu, donc il y a beaucoup d’auto censure."

    La définition du journalisme, pour moi, ca n'est pas "ecrire des choses qui ne fachent pas ses sources" ou "s'auto-censurer pour ne pas dire exactement la vérité"

    (mais bon je suppose qu'on va me traiter de troll vu la susceptibilité ambiante)

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    1. Personne n’a jamais été traité de troll ici, ce n’est pas avec ton commentaire que ça va commencer, d'autant que je comprends tout à fait ta surprise.
      Le journaliste est dépendant de ses sources, en mode comme en économie, en défense, en littérature. Si tu veux parler de l'armée de terre, il faut des données, des témoignages que seule l'armée peut te fournir. En mode, c’est pareil.
      Parler des collections sans avoir le droit de voir les vêtements, c’est beaucoup plus compliqué. Tu ne vois pas les finitions, l'ambiance, la qualité des tissus. C'est aussi la marque qui t'indique si une boutique ouvre, une usine ferme, si une nouvelle gamme est lancé. Ce n’est pas forcément faire de la pub, ces informations intéressent certaines lectrices, tout comme les habitants d’Orange sont contents (ou pas) d'apprendre qu’une caserne ferme, avec tout ce que ça implique sur l'économie de la ville.
      Un journaliste apprend toutes ces informations par les communiqués de presse et les personnes qu’il connaît dans chaque institution.
      Les perdre, c’est devenir sourd et aveugle, d'autant que les particuliers craignent de plus en plus de témoigner, par peur de perdre leur job, d’être harcelés, etc.

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  5. Cécile Sepulchre16 mars 2015 à 00:37

    Je comprends la réaction de Renardeau. Mais Elisabeth a bien répondu. Tous les journalistes savent qu'obtenir des infos demande de jongler avec ses sources. Dans la mode, cela va malgré tout très loin puisque les sources créent l’information et financent la presse. Elles commencent même à la créer. Cet affaiblissement de la presse la place dans une spirale dangereuse que je décris dans le Défilé des vanités. Je suis la seule rédactrice en chef à avoir pris ce risque. Mais il me semble qu'il n'est bon pour personne que la presse perde sa force de repérage et de critique.
    Malgré tout, connaissant le système, je m'abstiendrai de critiquer ceux qui continuent à jongler avec toutes ces contraintes. Ce métier devient très, très compliqué à exercer.

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