Lettre ouverte à Nina

Suite au long commentaire de Nina sur l'article précédent, j'ai trouvé plus simple de lui répondre ici car elle soulève plusieurs points très intéressants.
Le principal, si je ne me trompe pas : après l'article sur la Loi de Poiret, Nina trouvait contradictoire que je m'étonne des créateurs jetés aux oubliettes.
C'est vrai, il peut paraître contradictoire. Mais la question de fond était (et je l'ai peut-être mal exprimée)  : jusqu'où va la chosification des créateurs ?

"J'ai bien ri ! J'adore l'humour noir, ça fait passer la pilule. Imaginer Decarnin en HP ou une lectrice lambda du blog sous les traits de Margiela, c'est tordant. (Sauf si Decarnin est vraiment en HP)
J'ai fait de l'humour noir mais le sujet me tenait à coeur et je ne voulais pas tomber dans le pathos. Pourtant, oui, quand il a quitté Balmain en 2011, il était hospitalisé en service psychiatrique. Je me demande toujours comment font les créateurs pour supporter le rythme effréné des collections! Et à chaque fois, comme les cuisiniers, ils sont jugés en un éclair. Si c'est bon, tu es grand, si c'est mauvais, tu perds tout. Une roulette russe en dentelle! 
D'un autre côté, sauf erreur, je trouve que cet article est en contradiction totale avec celui qui nous rappelait les 100 ans de la loi de Poirot (hum, nldr : de Poiret, bien sûr). La contradiction étant une des richesses de l'humanité, loin de moi l'idée de blâmer celle que je crois déceler dans ces deux articles.Si on admet que la mode est à ce point une industrie, qu'elle ne varie plus que pour vendre, sans qu'on y définisse/attache aucun autre sens (esthétique, pratique, etc.) que marchand où la crainte de lasser les consommatrices prime... il est difficile d'être surpris par la valse des créateurs et leur disparition de la mémoire collective. 
La mode est par essence une activité économique. Elle a été transformée en art par Worth, qui a décrété que désormais, c'était lui qui déciderait ce qu'il fabriquerait et non plus les clientes qui l'obligeraient à faire des robes qu'il n'aimait pas. Il a ajouté la création à l'artisanat. C'est parce qu'elle est industrie + art qu'elle est schizophrénique! Imaginerions-nous demander à Degas de créer 300 tableaux vendeurs  par trimestre ou à Rostand d'écrire 260 Cyrano de Bergerac par saison ? Bonjour les croûtes ou alors, l'épuisement pour l'artiste.
Dans Le Flux et le Reflux..., je parlais des tendances et du principe de désirabilité d'un produit : qu'est-ce qui fait qu'il va séduire ? parce qu'il est différent, qu'il répond à un besoin ou qu'il joue sur l'émotionnel (jalousie, valorisation, etc). Dans A nos génies, nos fous..., je voulais mettre en valeur la chosification du créateur. Souvent, c'est un artiste, il a une grande culture, beaucoup d'émotions, il boit le monde, le tourne dans sa bouche et le recrache (l'image n'est pas élégante, mais bon, c'est ça). Il transmet une vision de la femme, de la société. Comme un musicien ou un écrivain.
Cette dimension me semble niée aujourd'hui, même si on joue dessus pour vendre les objets de mode. Le créateur n'est plus qu'une machine et ça coince, forcément. 
Evidemment, la mode est éphémère. Qui se rappelle le défile Lacroix de l'Eté 1998 ? pas moi, en tout cas. Mais je garde en tête l'esprit de Lacroix, ses couleurs, son ambiance, ce qu'il a partagé au monde. Et c'est ce qui fait la différence entre un styliste et un modéliste. Ce qui n'enlève rien au talent du modéliste, attention! Mais le styliste nous a offert un nouveau monde et c'est cet hommage que je souhaitais leur rendre. Je suis hors de moi qu'on les renie, quoi qu'ils aient fait. Leurs erreurs ou leurs faiblesses  n'enlèvent rien à leur talent. On rejoint la vielle question "peut-on distinguer un artiste de son oeuvre ?"
Quand je regarde un défilé, j'essaie de rentrer dans la tête du créateur, comme devant un tableau. Il faut que ça me secoue les tripes. Sinon, autant aller chez Monop', non ?
A ceci près que la presse et les sites internet institutionnels ne sont pas le reflet de cette mémoire collective. Elle contribue certes à la construire, à travers ses représentations discursives et iconographiques à la diffusion de normes édictant qui est créateur/designer/grand couturier, mais elle sert prioritairement à défendre des intérêts professionnels (journalistes, attachés de presse and co), à vendre des objets et soutenir une industrie qui délocalise ses productions. Je crains que la mode soit devenue une simple multiplication d'objets plus qu'une création issue du cerveau inspiré d'un grand couturier.Je serais très intéressée d'entendre Galliano et le regretté Mc Queen parler de leur travail et de l'aliénation dont ils ont probablement fait l'expérience en mettant leur talent au service des grandes marques (oups, des grandes maisons, je veux dire ;-)) Ils ont sacrément pété les plombs tous les deux. Même si on ne peut pas mettre totalement leurs soucis personnels au compte de leurs conditions de travail, je doute fort que ces dernières aient favorisé leur épanouissement. Un homme aussi exigeant et sans concession qu'YSL n'aurait peut-être pas pu travailler, dans les conditions actuelles.
Ou bien il aurait pris le parti de travailler différemment, comme Alaïa.
La presse féminine entretient le mythe du grand créateur parce que lui aussi est vendeur, mais pour le reste, bof bof. Ce n'est pas par hasard si les blogueuses font des articles sur les personnalités de la mode, leur histoire, leurs créations. C'est donc bien que nous, clientes ou simples lectrices, sommes en attente d'un savoir sur ces questions qui n'est plus diffusé par la presse. 
Tout à fait d'accord avec vous : oui, la personnalité du créateur fait vendre. C'est vrai pour tous les secteurs artistiques aujourd'hui. Mais avec les dommages dont je parle plus haut. Les maisons de couture semblent vouloir revenir à plus de discrétion et l'arrivée de Raf Simons en est le parfait exemple.
Maintenant, les créateurs servent à rajeunir des marques qui vendent des p'tits sacs et des rouges à lèvres à une majorité de lectrices bavant devant des mallettes siglées Vuitton et hors de prix.
C'est pour cela qu'en pleine fashion week, je voulais revenir un peu à l'essentiel : le talent des stylistes.
La preuve en est : vous imagineriez une personnalité telle que feu Françoise Giroud être maintenant à la rédaction en chef du magazine Elle ? Le journal est juste bon à être lu dans une salle d'attente, ou allongée sur un canapé pour se détendre, mais il n'a plus rien de prescripteur en matière d'évolution des modes de vie. D'ailleurs, dire que nous, femmes intelligentes, le "lisons" est un bien grand mot.
Il m'étonnerait fort que Giroud se soit un jour permise de tirer une mandale à une attachée de presse, comme l'a fait celle de Jalouse récemment. Le montant demandé par sa victime en guise de réparation en dit long sur le rôle tenu par l'argent dans ce monde. L'argent est loin d'être une chose méprisable, mais quand il devient l'unique critère, on est en droit de se poser des questions.
Bon, hein, je le reconnais, ce sont des raccourcis rapides que je fais là et je n'ai pas l'intention de vous déprimer, Stelda. Mais sans pessimisme outrancier, il faut reconnaître que les temps ont bien changé.
Du coup, je me remets à relire la série des Hercule Poirot.
Nina"
C'est toute la démarche des chaps. Oui, le monde a changé... mais nous en sommes aussi responsable. C'est pour cela que j'ai souhaité parler de ceux qu'on oublie si vite ; c'est de ma responsabilité de modasse!

PS pour celles qui souhaitent mieux connaître Decarnin, Coco le présente ici.

stelda

13 commentaires:

  1. Réponses
    1. J'étais ravie de pouvoir rebondir sur ce long commentaire de Nina ;-) D'ailleurs, vos commentaires à toutes m'inspirent beaucoup d'articles, comme tu as pu le remarquer :)

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  2. Sauf que si le styliste est trop discret, celui-ci n'est plus reconnu à sa juste valeur (parce que à la base c'est quand même lui le créateur d'une collection qui fait impression non ?)
    Voilà mon commentaire contradictoire ;)

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    1. Chouette, encore de la matière pour développer :) Merci cher Oeil de Lynx.
      Je ne pense pas que le styliste gagne à être surexposé ; et pour la marque, c'est finalement un gros risque en cas de faux-pas. Tout le monde gagne à ce qu'ils soient assez secrets.

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  3. Chère Stelda, je comprends tout à fait votre démarche. Moi aussi j'aime me souvenir de Lacroix (et des autres). Merci pour cette réaction stimulante !
    Sur le fond, bien entendu, je ne partage pas votre analyse. Mais je crois que cela importe peu. Seules nos passions et les liens que l'on tisse et le goût de leur transmission comptent. ☼ - N.

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    1. Je le sais, chère Nina ;-) Et un grand merci d'avoir pris le temps de ce long commentaire, qui m'a permis d'aller plus avant dans ma réflexion!
      Je n'ai pas abordé la presse parce que là aussi, ça mériterait des articles complets, je pense :D

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    2. Oui, c'est le pb avec ce genre de discussion... en traiter tous les aspects prend du temps ! J'aurais de nombreux points à soulever si je pouvais répondre à votre article.
      Vous avez déjà écrit sur la presse :-) je m'en souviens bien. N.

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  4. Et le vote aussi ! Il a bien été pris en compte ;-))) Biz - N.

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  5. Jolie réflexion sur la mode et les créateurs mais je n'en attendais pas moins de toi et de ton joli blog (même si je ne comprends pas grand chose à la mode...)

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    1. Merci Morgane :)) Non, ce n'est pas toi qui n'y connais rien, c'est moi qui intellectualise trop :D

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  6. Effectivement, beau droit de réponse.
    Peu importe l'avis lorsque l'argumentation est belle non ? (remake de "peu importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse", oui, je sais).
    Enfin, disons, sur des sujets si peu lourds de conséquences, tels que ceux qui touchent la mode, hein. Je ne dis pas ça pour tout. Un plaisir de vous lire toutes les deux ;-)

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    1. C'est vrai, ce genre de petite discussion, c'est stimulant !

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